
The White Lotus. « Hostipitalité » et étrangeté de l’expérience
par Olivier Aïm
Disponible depuis mars sur HBO, la troisième saison de The White Lotus poursuit en Thaïlande son grand tour des hôtels de luxe mondialisés, tout en confirmant la solidité de son dispositif formel et théorique. Si elle dépeint les modes de consommation d’une population ultra favorisée, la série de Mike White le fait selon un équilibre subtil entre complaisance et déplaisance. Plus qu’une dénonciation plate, il s’agit de construire un espace fictionnel oscillant entre le confort du jugement moral et l’inconfort du trouble partagé. Réflexive, la série excelle à représenter le vacillement de l’économie de l’« expérience » qui est devenue la formule nodale des industries du tourisme, et, au-delà, de la totalité des industries culturelles et créatives actuelles, à commencer par la télévision et les médias.
Le générique ou le dispositif d’accueil de la série
La figure du singe est d’autant plus importante pour la série qu’elle occupe une place de choix dans l’ensemble de ses différents génériques. Formellement, ceux-ci représentent à chaque fois une tapisserie dont les scènes figurées puisent dans un fonds folklorique, historique ou mythologique, en lien avec le pays-hôte. Ils reproduisent, en fait, les motifs décoratifs des chambres et des espaces communs de l’hôtel. Visant à faire œuvre graphique, la décoration est, en effet, devenue un élément central dans l’offre « expérientielle » des nouveaux hôtels présentés comme des « boutiques-hôtels » ou des « resorts ». En important les codes esthétiques de l’hôtel, le générique opère, toutefois, un déplacement de taille : rompant avec leur naïveté, les motifs libèrent une charge expressive inattendue, liée à des signifiants implicites qui s’avèrent beaucoup plus inquiétants, et qui charrient au choix un sous-texte social, économique, politique, colonial ou sexuel.
Soutenu par une musique et des vocalises de plus en plus grinçantes, le générique bascule progressivement dans le spectacle de la panique. L’euphorie d’apparat de la nature domptée pour en faire un lieu de jouissance sans risque, se dénature sur le mode débridé du carnaval, de l’orgie ou du chaos. La performance d’hospitalité n’est plus qu’une lointaine mascarade. Singeant l’esthétique tribale, classique ou même baroque, le design esthétisant des hôtels n’était là que pour recouvrir, par ses papiers peints recherchés, les pulsions humaines dans ce qu’elle a de plus cru ou de plus violent. Sous le régime hyper-accueillant de l’hospitalité 5 étoiles, s’agitent les relents et les ressorts les plus puissants de l’hostilité.
Or, tout l’enchantement des hôtels de luxe comme White Lotus est censé l’incarner, repose sur la promotion de l’altérité comme expérience de la rencontre et du partage « authentiques ». L’autre n’est plus un étranger, mais un « hôte » intégralement défini par sa capacité d’accueil et apte à jouer la mise en équivalence des cultures. Par une ironie à double fond, la série nous montre que l’hostilité n’est jamais neutralisée malgré les promesses d’une offre touristique de très haute gamme, mais fait retour au sein même des relations a priori les plus stables et les plus familières, c’est-à-dire les relations amicales, amoureuses et surtout familiales.

Une satire en trompe-l’œil
En première analyse, le projet de White Lotus relève d’un plaisir de visionnage évident : en nous montrant les turpitudes de la haute société occidentale jouissant, sous couvert d’ouverture aux autres cultures, d’espaces touristiques dit de « haute contribution » (de luxe), l’argument du show consiste à déployer une critique de la société de consommation et de sa cousine, la société du spectacle. Pour ce faire, sa forme emprunte à un genre classique de la fiction anglo-saxonne : la satire sociale.
Pour nourrir son plaisir interprétatif, la satire met à disposition du spectateur un luxe de modèles sociologiques prêts à l’emploi : la théorie de la consommation ostentatoire de Veblen, la théorie de la distinction de Bourdieu, la théorie des faces de Goffman, la théorie de la marchandisation de la culture d’Adorno, la théorie de la simulation et du simulacre de Baudrillard, pour n’évoquer que les plus directement accessibles. Il n’est pas jusqu’à la théorie du « désir mimétique » de René Girard qui ne soit explicitement citée dans la saison 2 pour caractériser la manière dont les dépenses des individus sont déterminées par la médiation de celles de la classe sociale supérieure. Ainsi offert sur un plateau, le programme de lecture se présente comme un buffet à volonté pour le spectateur qui peut se servir et se resservir à satiété.
Le discours critique de la marchandise ne serait, toutefois, que trop scolaire, s’il ne trouvait un autre niveau de mise à distance beaucoup plus fort d’un point de vue expressif. En saturant le premier degré de sa lecture par la condamnation sociale de ses protagonistes, la série aménage, dans un second temps, un exercice plus subtil de réflexivité, qui s’avère, pour le coup, beaucoup moins confortable pour le spectateur.
Cette remise en question du spectacle commence avec l’homologie entre le titre de la série et l’enseigne fictive des resorts de luxe qui partagent le nom de « The White Lotus ». De sorte que la série et la marque d’hôtels qu’elle héberge reposent toutes les deux sur la promesse d’une expérience à vivre. On entre dans la fiction à la manière de passagers clandestins invités à observer le microcosme de grandes fortunes américaines qui vivent, elles-mêmes, des expériences faites pour les accueillir selon des formules à la fois standardisées et mises en série !
Ainsi troublée, notre vision se dédouble au fil des épisodes. Entre fascination et répulsion, entre rejet et reconnaissance, entre rire et malaise, la série crée un espace transitionnel d’identification contrariée du type de l’« étrangéisation ». Repéré par les formalistes russes des années 30 sous le nom d’« ostranénie », ce principe esthétique – également appelé « défamiliarisation » – consiste à « attirer l’attention sur le processus de perception lui-même », écrit Chklovski. Appliqué au domaine de la psychologie, ce procédé fondamental prend le nom chez Freud de l’« Unheimliche », d’abord traduit par « inquiétante étrangeté », mais qui relève avant tout d’une inquiétante familiarité.
Inquiétante familiarité
Chez Freud, l’Unheimliche est intimement lié à la question du double, du revenant et de la peur paradoxale qui git dans ce qui devrait nous sembler le plus familier, et donc le plus rassurant. Or, en tant que récit, The White Lotus repose sur le principe de la hantise. Composée comme une mini-série de type anthologique, elle tisse, en réalité, au fil de ses saisons des liens et des intrigues « hantologiques » (Derrida) : des personnages reviennent à la fois comme les relais d’un arc diégétique qui s’inscrit dans une enquête transversale, et comme des spectres qui ne cessent de hanter les lieux en sapant leur clôture narrative. Alors qu’ils devraient constituer des utopies closes sur elles-mêmes, les hôtels ne parviennent jamais à rester étanches aux espaces qui les entourent ni à la temporalité sérielle qui les visitent comme un cycle de menaces sans cesse rejouées.
Tandis qu’ils incarnent la promesse d’une étrangeté canalisée comme une familiarité sous la forme d’une expérience locale et authentique, les resorts ne cessent d’être attaqués par leur propre inconscient. Cet inconfort paradoxal pour un hôtel de luxe se redouble au niveau de certaines images qui font littéralement intrusion dans l’espace de la narration. Sans y avoir été invités, ce sont ainsi des plans de loin qui viennent en quelque sorte regarder la série depuis une nature autre, qui préexiste à l’hôtel et à ses prestations domestiquées. Ce sont également des plans de la nuit qui tombe, faisant entendre des sons différents de ceux de la journée ; ou bien encore des plans de l’océan filmé depuis le large en adressant à la plage le retour de ses vagues primitives. En focalisation externe (ou « zéro », comme dit la narratologie), ces plans portent une menace sourde, elle-même non identifiable. Dans cette troisième saison, ces regards extérieurs que la nature porte sur les personnages que nous regardons nous-mêmes de l’intérieur, trouvent une figure particulièrement saisissante avec les singes de la forêt thaïlandaise qui entourent l’hôtel. Logés sur les arbres en face des suites et des loggias récemment construites, ils semblent scruter les comportements médiocres de leur population de passage avec un mélange d’autorité menaçante et de détachement sardonique.

Bienvenue en « hostipitalité »
Comme le rappelle Derrida, à la suite de Benveniste, la notion d’hospitalité est d’une grande complexité symbolique. Elle hérite, en effet, d’une double orientation sémantique, non seulement issue de l’idée de l’hôte comme invité et/ou invitant, mais encore de l’hôte comme invité et/ou ennemi. Les mots « hostilité » et « hospitalité » sont, en effet, directement apparentés, et se nourrissent l’un l’autre. De sorte que Derrida énonce qu’il y a toujours un résidu d’hostilité dans les formes diverses d’hospitalité. Pour formuler cet amalgame lexical, Derrida crée même le mot-valise d’« hostipitalité ».
L’art de The White Lotus consiste à déployer toutes les figures de cette dualité profonde en les appliquant au domaine du tourisme le plus exigeant qui soit en termes d’accueil et de service. Rien ne le montrerait mieux, sur un plan comique, que le moment ritualisé de l’accueil lorsque toute l’équipe de l’hôtel est invitée à souhaiter la bienvenue aux hôtes (guests) qui accostent. L’hospitalité s’affiche alors comme une performance commerciale qui vise à édifier le séjour en expérience avant tout théâtrale. Les corps, à l’instar de la décoration, arborent à l’excès le principe du « keep smiling » qui définissait pour Marx le régime même de la marchandise. Averti par le générique, le spectateur attend le moment où le sourire, figure-clé du bon accueil, va progressivement se figer pour laisser place au rictus, puis à la grimace et, enfin, à la haine.

Inquiétante familialité
De l’étrange familiarité à la familialité inquiétante : tel est le sens ultime de l’unheimliche de The White Lotus.
L’idée de la famille qui se délite est un cliché de la fiction américaine. Elle trouve, cependant, une forme renouvelée dans la série, précisément parce qu’elle met le nouveau capitalisme de l’expérience au cœur des enjeux personnels et relationnels. Malgré l’illusion de son abolition au sein de l’hôtel, l’argent est bien la petite divinité cachée qui régit toutes les relations d’accueil, de service, de prestation et de soin. L’inquiétante familialité transparaît dans le malaise qui saisit progressivement les circuits sur lesquels repose l’économie libidinale des relations. Les flux d’argent deviennent alors le catalyseur d’une confusion des rôles et des affects qui détraquent l’ensemble des échanges.
La saison 2 signalait déjà ce processus de dérèglement des relations que l’hôtel de luxe convertit en simples transactions. Située en Italie, cette saison raillait la rencontre impossible entre une famille américaine et ses ancêtres siciliens. Mal accueillie sur ses terres d’origine, alors qu’elle pensait être triomphalement accueillie, la famille s’enlise, alors, dans un jeu de dupes avec une jeune prostituée du coin, qui fait tour à tour succomber le père et le fils. Pour ne rien dire à la mère, le père acceptera de payer une somme à son fils. Où l’on voit que l’un des retours du refoulé hostipital les plus puissants est de type prostitutionnel : en tant qu’hyperbole de la transaction pécuniaire, la relation tarifée rejaillit tôt ou tard dans l’édifice symbolique de The White Lotus. La saison 3 enfonce le clou et poursuit le processus de commodification des liens dans un renversement de type incestueux : ce sont, cette fois-ci, deux frères qui, jeunes adultes, s’échouent ainsi dans les excès d’une soirée au cours de laquelle ils vont avoir des relations sexuelles partagées. Or, tout part de la chute financière du père qui apprend au début de son séjour que le FBI mène une enquête contre lui pour blanchiment d’argent. Par contamination, l’ensemble des relations perdent leurs repères comme si elles ne tenaient que par l’implicite de la position économique du père. Organisant en secret les lois de l’hospitalité commerciale, l’argent se révèle à l’occasion de l’expérience touristique familiale comme l’opérateur du basculement des structures sociales apparemment les plus solides et les plus pures. On pense alors au grand modèle cinématographique de la perversion de l’hospitalité qu’est le film de Pasolini, Théorème. Voilà sans doute une source profonde de la série, traité ici sur un mode satirique.
Il reste que le trouble de la série consiste fondamentalement à mettre en soupçon l’ensemble des relations, dès lors qu’elles sont en contact avec la promesse d’une expérience totalement à la charge des industries du divertissement. A plus forte raison lorsque celles-ci miment au plus près la sincérité de l’accueil de sa propre altérité. Or, le travestissement de la rencontre avec une réalité trop artificiellement exotique finit par produire une ultime leçon d’hostilité : de soi contre soi ! Le spectre de René Girard revient alors avec un autre visage. La théorie confortable du désir mimétique mise en avant par la série s’efface à son tour pour nous rappeler un modèle beaucoup plus familièrement inquiétant, à savoir l’hypothèse de la « violence mimétique », qui nécessite pour retrouver un état d’équilibre la formation d’une victime émissaire. Ce n’est qu’à ce prix que la fin de chaque saison de The White Lotus permet à ses riches touristes de pouvoir espérer un retour indemne à la maison.
05/04/2025