
Twin peaks, série en pointillés
par Emmanuel Taïeb
Début des années 1990, je fais, étudiant, mon premier « grand voyage », aux États-Unis, avec mon ami Raphaël Melki, alors étudiant en cinéma à l’Université Paris 1[1]. Dans l’avion qui nous amène à Los Angeles, tandis qu’il discute avec un steward, je le vois soudainement blêmir. Je me demande s’il y a un problème avec l’avion, avant de me dire qu’un tel souci ne serait pas annoncé à un passager au cours d’une banale conversation. En fait, le steward vient de lui dire que David Lynch voyage en business sur le même vol que nous… Un vol que nous ne devions même pas prendre initialement, mais le pilote de notre premier avion avait eu un malaise cardiaque sur le tarmac. La business est une zone interdite, mais nous sommes à quelques mètres du maître pour un voyage qui dure des heures. De Lynch nous avons pratiquement tout vu, des films étranges et inclassables, peuplés d’images à nulle autre pareille. Il y a quelque chose dans la texture de sa pellicule, dans sa composition du cadre, qui fait sourdre des émotions qu’on ne pensait pas ressentir un jour, une sorte de malaise excitant ou un étonnement face aux mondes qui existent à l’intérieur du monde. Les films de Lynch sont des expériences sensorielles déstabilisantes qui se déposent et nous accompagnent longuement, sans qu’il soit besoin de les revoir immédiatement. C’est un véritable effet d’impression directe entre la rétine et le cerveau. De Lynch toujours, nous avions vu la série Twin Peaks…
Raphaël négocie instamment une possible entrevue via le steward et quelque temps plus tard nous apprenons que David Lynch veut bien nous parler. Nous passons le rideau – plus orange que rouge, dans mon souvenir – pour entrer dans la classe affaire. Lynch est affable, aussi calme que nous sommes nerveux, et pose même sa main sur l’épaule de mon ami pour qu’il se détende. Il regarde Backbeat : Cinq Garçons dans le vent, de Iain Softley (1994), où joue Sheryl Lee, l’interprète de Laura Palmer dans Twin Peaks. Plus tard, nos métiers nous permettrons de croiser beaucoup d’artistes, dont certains deviendront des amis, mais à l’époque l’émotion nous prend à la gorge. Nous savons qu’il faut éviter le ridicule « J’aime beaucoup ce que vous faites », donc nous élaborons un peu sur ce que ses films nous ont fait et sur nos études de cinéma. Nous lui disons surtout que nous n’avons jamais pu voir ses deux court-métrages, des films d’étudiants, The Alphabet (1968) et The Grandmother (1970). Son visage change à la mention de ces deux films, et il se dit peut-être que ces deux jeunes étudiants qui connaissent ses premières expérimentations sont davantage que des amateurs éclairés. Il nous propose alors de les voir dans ses bureaux, griffonnant sur un papier le nom de Gaye Pope, sa plus proche collaboratrice, et un numéro de téléphone.
Nous ne reverrons plus Lynch ensuite, mais la promesse fut tenue, et notre agitation était à son comble quand, dans une sorte de villa entourée de palmiers, on nous installa dans un confortable canapé, devant un grand téléviseur et un magnétoscope. Sur l’accoudoir, les feuillets imprimés du scénario de The Cow-boy and the Frenchman[2], tentèrent vainement notre envie de les dérober. De ces deux courts films, je ne garde qu’un souvenir flottant, et seule demeure l’impression d’avoir arpenté, l’espace d’une heure, le saint des saints d’Hollywood et d’avoir emporté avec nous un peu de l’esprit du lieu[3].
Si après son décès, le 16 janvier 2025, Lynch a été salué comme le « dernier des géants » et autres superlatifs du même ordre, cet unanimisme tend à faire oublier que la réception de ses œuvres était rien moins qu’évidente dans les années 1990. A l’université, la passion de nombreux étudiants pour ces films étranges et sulfureux était regardée avec une certaine condescendance par les professeurs qui n’avaient pas quitté le temps de Godard et Antonioni. Il ne s’agit pas simplement d’un choc des générations, mais d’une singulière difficulté à identifier chez Lynch un véritable « auteur », avec à la fois un univers visuel propre et des obsessions récurrentes de film en film. À identifier l’écriture de personnages « show off », John Merrick l’homme sensible au visage déformé, Sailor et sa veste en peau de serpent, Isabella Rossellini chantant « Blue Velvet » ou en Perdita Durango, et un Dennis Hopper survolté. Même le mal-aimé Dune, à sa manière, disait toute l’ambition d’un cinéaste qui n’avait pas peur d’aller se confronter à une œuvre réputée inadaptable (ce cliché a vécu).

À la dernière épreuve du concours de la Fémis, Raphaël présente évidemment la filmographie de Lynch, sous l’œil mi-effaré mi-consterné des membres du jury. L’ultime question qui lui sera posée sera de savoir avec quel cinéaste français il voudrait travailler. Dur retour à un réel sans grand intérêt comparé à l’univers lynchien. Quelle aurait été la bonne réponse ? André Téchiné, Bertrand Tavernier ? Ou les infréquentables d’aujourd’hui, Doillon et Jacquot ? Mocky, ç’eût été drôle.
C’est peu dire que Lynch n’a pas été immédiatement admis à la table des grands. L’œuvre est, au minimum, accueillie avec ambiguïté, tant elle est inclassable. Eraserhead est primé à Avoriaz, mais sans être tout à fait un film horrifique. Le genre fantastique semble le plus adapté pour qualifier les opus, mais ni Elephant Man, qui est un immense film humaniste, ni Sailor et Lula n’en relèvent, et Dune appartient au style bien balisé de la science-fiction. L’accueil de Sailor et Lula, palme d’or à Cannes, est mitigé. Certains critiques se focalisent sur les gros plans de vomi ou d’allumette incandescente, considérant qu’on ne devrait pas filmer ça, et le propos du film passe au second plan. L’univers inquiétant et onirique, comme les correspondances entre les films, ne sont pas particulièrement relevés.
C’est sur ce terreau malléable, en avril 1991, que Twin Peaks – Mystères à Twin Peaks, pour être exact – est diffusée, sur La Cinq de Silvio Berlusconi, une chaîne qui n’a pas spécialement bonne presse en France. La série passe d’abord en prime time, avant d’être repoussée plus loin dans la soirée, avec un nouveau doublage approximatif. Apparemment, les audiences ne sont pas bonnes, mais dans mon lycée où les cinéphiles sont légion, les lendemains de diffusion on ne parle que des épisodes de la veille. Avec la sortie du film, Twin Peaks : Fire walk with me, en 1992, Lynch achève habilement de perdre tout le monde. Là où on pouvait légitimement attendre une suite, il propose ce qu’on ne nommait pas encore en France un prequel qui se déroule avant l’assassinat de Laura Palmer et suit un binôme d’enquêteurs inconnus. Le long-métrage donne un certain nombre de clefs et enrichit surtout l’univers de la série, mais il ne résout pas ce que la série a laissé en suspens. Qui plus est, le film est produit par Ciby 2000, la société de Francis Bouygues, patron de TF1, qui ne donne pas particulièrement dans le cinéma d’auteur… Rétrospectivement, il est donc faux de dire que l’œuvre de David Lynch a été prise et comprise comme elle l’est désormais, et si un certain public en a perçu toute la richesse, ce que fait Lynch paraît alors relever d’un cinéma de genre pour initiés, qui ne dépasse pas des cercles précis de spectateurs. Les livres sur son cinéma, celui de Thierry Jousse notamment, ne sortiront que plus tardivement, et dans la société française où il ne faut pas trop déborder d’une case assignée, au risque d’être qualifié de « touche-à-tout », Lynch peintre, photographe, designer de meubles, réalisateurs de publicités, musicien, et homme féru de spiritualité, apparaît comme un artiste complet qui échappe à toute classification.
En parallèle, celles et ceux qui ont plongé corps et âme dans Twin Peaks ont senti qu’ils étaient en présence d’une série qui ne ressemblait pas aux productions de la décennie antérieure. Cet intérêt provient aussi du fait qu’il s’agit d’une série produite par un cinéaste, épaulé par Mark Frost, scénariste chevronné, venu de la série policière Hill Street Blues, considérée comme tranchante dans sa veine réaliste. Twin Peaks propose une matière originale difficile à qualifier, et les mots d’aujourd’hui manquaient à l’époque : c’est une série « chorale », qui ne s’attache pas qu’au personnage de Dale Cooper et accorde du temps aux autres ; elle propose un casting « inclusif » avant l’heure, avec un nain, un géant, un manchot, une borgne, un patron du FBI à moitié sourd, joué par Lynch lui-même, un shérif adjoint native, un délicieux « travesti », interprété par David Duchovny, et plein de personnages étranges, sans que ce soit noté par les protagonistes dans la diégèse ; c’est une série qui joue sur la « transmédialité », car des livres sur l’univers sont publiés par ceux-là mêmes qui font la série. Ainsi du Journal Secret de Laura Palmer (1990), écrit par Jennifer Lynch, fille de, et L’autobiographie de Dale Cooper (1991), rédigée par Scott Frost, frère de Mark (lequel écrira aussi des ouvrages sur l’univers de la série)[4]. C’est une série qui fait de la musique envoutante d’Angelo Badalementi, et de son interprète, Julee Cruise, des personnages à part entière. C’est une série écologiste, où la puissance et les mystères de la nature sont partout rappelés[5]. C’est une série qui joue avec les codes de la « pop culture », faits notamment d’autocitations et de fétichisation d’objets (la tasse de Cooper, la cherry pie, etc.). C’est une série peuplée d’anti-héros, où l’agent Cooper, présenté au début comme un roc rationnel, perd progressivement pied. Pour les jeunes adultes que nous étions, le casting très cinégénique des jeunes lycéens et lycéennes, et quelques moments très sensuels, jouent aussi beaucoup dans le charme de la série. Ce n’est pas ce qu’on a retenu de son travail, mais Lynch sait créer des ambiances érotiques, et l’un de ses livres de photographies est exclusivement consacré au nu féminin. C’est enfin une fiction qui balance entre soap très dialogué, sans beaucoup de scènes d’action, et, dans un contraste puissant, plongée dans l’inconscient ténébreux d’un village rongé par le mal, car tout part de deux « féminicides » (Theresa Banks et Laura Palmer). L’univers de Twin Peaks propose évidemment plusieurs niveaux de lecture, une enquête policière, où les suspects sont nombreux, la chronique d’une ville et de ses habitants aux confins du monde, le surnaturel, où sont semées des graines indécidables sous la forme de phrases codées, de signes, de songes, de fausses pistes, mais où on voit surgir aussi les univers parallèles annoncés, en jouant sur les seuils et les portails, jusque dans la black lodge où les lois de la physique ne s’appliquent plus. Comme le confirmera Twin Peaks : The Return, le mal est bien d’origine humaine, et la figure changeante de Bob incarne la dépravation morale des adultes face à leurs enfants et la libération de leurs pulsions meurtrières (Broadchurch, Mare of Easttown, Top of the Lake ou True Detective repartiront de ces même prémices).

C’est par tous ces aspects que Lynch a, au passage presque, changé la manière dont on fait et regarde les séries. Tout ce qu’inventera HBO est encore loin quand Twin Peaks sort, mais c’est bien le geste inaugural de Lynch qui rend possible ce qui a suivi. Lynch ouvre la télévision au cinéma, en brise le cadre pour y faire entrer un spectateur désormais « émancipé », herméneute improvisé, interprète aussi doué que le cinéaste, et qui doit s’approprier la fiction pour la sauver du mal et pour la réparer. Pacôme Thiellement parle d’un spectateur « qualifié », « initié » (la série propose de plancher dans une loge…), qui soigne son âme et regarde en lui-même pour délivrer le sens du récit[6]. Lynch a changé un médium entier par la seule force de son propos et l’a rendu différemment appropriable par tous ceux qui viendront après. Il fait des séries futures des multivers à part entière, une percée vers d’autres mondes sensibles auxquels il faut donner vie.
Twin Peaks est une œuvre dont le récit est puissamment habité mais dont les bords restent en pointillés. Lynch sait que la fiction sert à partager des énigmes plus qu’à les résoudre. À plusieurs reprises il a déclaré que ses idées lui venaient d’ailleurs, manière de dire que chacun d’entre nous peut être l’auteur d’une œuvre artistique — c’est la proposition démocratique majeure de la pop culture – et que c’est cette création collective qui permettra à chacun de vivre, aidé par une fiction auxiliaire qui met en images un ressenti et des affects. Lynch, passeur et créateur de liens, a pris en charge un imaginaire collectif et proposé une œuvre qui puisse l’endosser visuellement et musicalement. Il a mis des images, des sons et des figures sur l’inquiétante étrangeté qui troue le réel banal et alimente les fantasmes. Lorsque le Covid a confiné le monde entier, on voyait un mème sur les réseaux sociaux disant « directed by David Lynch », comme si les visions du cinéaste s’étaient soudain matérialisées. En fait, le monde mis en scène par Lynch était celui d’avant, celui dans lequel nous avons commencé à vivre quand nous sommes entrés dans l’univers de Twin Peaks. Ce monde qui met mal à l’aise est bien le nôtre et David Lynch nous a dit comment l’habiter.
N.B. : Ce texte est la version web de l’éditorial du numéro 9 de Saison paru en mai 2025.
12/05/2025
[1] Il est aujourd’hui chef d’entreprise, animateur de « La musique se livre » sur Fréquence Protestante, et podcasteur. Il produit notamment le podcast sur Prince et le Minneapolis Sound, « Violet ».
[2] Un court-métrage de 1988, avec Harry Dean Stanton et Jack Nance.
[3] Raphaël a raconté cet épisode dans son livre Purple Fam, pp. 71-74.
[4] Sur la déflagration formelle que furent Twin Peaks, et sa dernière saison sortie en 2017, voir l’article de Pierre Jacquet.
[5] Voir l’article d’Antoine Bonnet.
[6] Pacôme Thiellement, La main gauche de David Lynch, pp. 22 & 46.
Florence
Merci pour ce souvenir incroyable de la rencontre avec DL, j'ai ensuite lu un peu en diagonale. À mon sens ce qui différencie admettons ,la tendance française au réalisme et celle de L c'est la littérature et non le concept . Il y a de l'inculture de parvenus chez les francais souvent masqué par des idées. Chez Lynch il y a la tragédie et l'invisible , une culture plus vaste et une connaissance des humains profonde et sans jugement moral. Une énigme de fait.