
The Pitt, communauté de destin
par Emmanuel Taïeb
The Pitt, sur Max, est évidemment bien plus qu’une « série médicale », genre bien balisé, à laquelle il serait bien rapide de la réduire. L’hôpital et le service des urgences sont bien sûr au cœur de l’action, avec leur dramaturgie propre où il est très vite question de vie ou de mort, de capacité à faire le bon diagnostic puis les bons gestes, de capacité à neutraliser l’épuisement et les éventuels biais dans le rapport aux patients (dans un épisode un patient en surpoids maltraité) pour bien les soigner. Il y a d’accord quelque chose d’assez miraculeux dans les sauvetages permanents qu’effectuent ces médecins-à-tout-faire ; d’autant qu’ils parlent dans une langue étrange et étrangère, et que tous leurs gestes semblent suspendus à un fil.
La série n’arrive pas dans un genre vierge. Si le public américain pense à St Elsewhere (diffusée confidentiellement en France, qui a fait connaître Denzel Washington et David Morse), Grey’s Anatomy et Urgences, Noah Wyle glissant du Dr Carter au Dr Robby, en ayant gagné au passage un intéressant visage marqué par le temps, rides d’expression et golfes sur le front ; les spectateurs français ont eu récemment Hippocrate. Avec d’ailleurs quelques points communs, comme le débordement des urgences, le système D en permanence, des personnages obsessionnels et workaholics qui semblent ne jamais quitter l’hôpital. Le récit d’une fille aidante à plein-temps qui abandonne sa mère aux urgences se retrouve dans les deux séries, avec un dénouement différent. Là où The Pitt se distingue de sa glorieuse ainée Urgences, c’est dans un rythme encore plus effréné, dans le relatif désintérêt pour les histoires d’amour qui pourraient se nouer (temporellement, le récit ne se déroule que sur une journée ; chaque épisode correspondant à une heure de garde ; l’emprunt étant davantage ici à 24h chrono qu’à une série médicale) et dans l’évitement du walk-and-talk au profits d’échanges qui se déroulent essentiellement dans les salles avec les patients ou dans des débriefs où les personnages ne marchent pas spécialement. L’action est souvent lancée à partir d’un point central, un tableau de dispatching, qui ne sera jamais filmé en gros plan, où les médecins choisissent littéralement leurs patients, en fonction de l’intérêt qu’ils y trouvent et de ce qu’ils se sentent de faire (plusieurs protagonistes sont des internes qui prennent leur poste). Les gros plans, en revanche, sont réservés aux opérations, dans un réalisme saisissant qui les rend parfois difficiles à regarder…

L’unité de lieu et de temps forge une intéressante communauté de destin. L’équipe de médecins, d’internes, d’infirmières, d’ambulanciers ou de chargés de la sécurité, est « inclusive » et « multiculturelle ». Avec quelques moments drôles, quand par exemple les infirmières philippines parlent en leur langue et commentent l’action avec distance et humour, sans être compris des autres. Le défilé des patients tient sur la même variété, avec par exemple un couple de lesbiennes afro-américaines, dont l’une est atteinte d’une drépanocytose, ou des familles religieuses mises au défi du discours et des interventions médicales. Dans l’équipe de soignants, cependant, jamais l’identité n’est poursuivie pour elle-même. Les personnages l’énoncent à un moment ou à un autre, mais jamais comme gloriole ou pour s’abstraire de leur devoir, car l’enjeu principal est de soigner les patients et de faire tenir le navire, même et surtout quand la tension est à son comble avec l’arrivée de plus d’une centaine de blessés après une fusillade à un festival de musique. Cette identité peut leur être renvoyée, sous la forme de propos racistes émanant de patients ou de propos gratifiants, comme quand la Dr Collins est appelée « Black Queen » par une patiente afro-américaine exaltée. La plupart du temps, cette identité est en fait mise au service du métier : Whitaker, qui vient d’un milieu rural, attrape facilement un rat et sympathise avec une patiente de même origine ; Robby récite le « chéma », prière centrale du judaïsme, quand il perd pied après la mort de la petite amie de son beau-fils ; Melissa « Mel » King, quelque part sur le spectre de l’autisme, montre des capacités relationnelles étonnantes avec certains patients (une intéressante représentation de la « neurodivergence » à l’écran). On pourra toujours considérer qu’il y a là un effet d’écriture, un principe d’échantillonnage de plein de « types » possibles, mais la dynamique médicale collective naît précisément de ces contrastes.
The Pitt n’est donc pas artificiellement une série chorale, mais un microcosme nécessaire, car l’hôpital est à l’avant-poste de la société, voyant défiler autant les problèmes médicaux que les problèmes sociaux (familles fracturées, jeune suicidaire, étudiants s’initiant tragiquement aux drogues, mère refusant un avortement pour sa fille, etc.). La série filme le travail, dans ses tensions comme dans ses petits moments de gloire, qui ne dépasseront pas l’enceinte de l’hôpital. Elle filme aussi ce qu’on ne voit jamais, mais que l’on soupçonne en tremblant : l’arrivée de dizaines de jeunes gens pris dans un attentats de masse, avec du sang, des larmes et des cris partout ; une médecine de guerre au service des civils, comme une urgence dans l’urgence. Ce sont les mass shootings américains, mais c’est aussi le Bataclan le 13-Novembre, où les exploits médicaux ont permis qu’aucun patient ne décède (dans The Pitt, 6 patients meurent sur plus de 110 admis). C’est l’irruption de la violence dans des lieux qui ne l’appellent pas. Un vieux patient blessé dit d’ailleurs : « Où est passé le peace and love ? » (épisode 12).
La véritable communauté de destin reste cependant l’Amérique elle-même. C’est bien elle qui défile aux urgences et que la série capture et met en scène. Au fil des épisodes, il apparaît clairement que la série se positionne au milieu des fractures contemporaines D’une part, elle promeut des identités qui ne sont jamais différentialistes, mais constituent une part des individus, pas la plus importante en ce lieu, où c’est leur compétence professionnelle qui est surtout attendue. Tous les moments où un personnage est assigné par un tiers à son identité sont immédiatement désamorcés, voire jugés incompréhensibles dans la diégèse. Assimilé par un patient raciste à Erik Estrada – héros latino de la série Chips (1977-1883) –, Mateo Diaz, un jeune infirmier, demeure perplexe car il ne sait pas de qui il s’agit. Le genre, la « race » ou l’orientation sexuelle sont évoqués comme les données du moment, mais sans insistance. L’hôpital incarne alors une société de gens qui visent le même bien commun, ici la bonne santé générale, plutôt qu’une communauté mal assemblée de gens valorisant leur différence. Comme dans Six Feet Under, tous apprennent les uns des autres, dans ce lieu de tous les dangers et toutes les métaphysiques qu’est l’institution hospitalière.

D’autre part, toute la série défend un discours scientifique, dont elle montre les effets vertueux : ce sont bien les connaissances scientifiques et empiriques qui permettent de poser un diagnostic, de soigner et de sauver ; ce sont bien les machines puissantes issues des dernières technologies qui permettent de voir l’intérieur de corps et de le soigner ; et ce sont bien les vaccins qui protègent des maladies incurables. (Faux) hasard du calendrier, l’avant-dernier épisode de la série, qui voit une famille refuser par anti-scientifisme une ponction lombaire pour leur fils atteint de la rougeole, et risquer une épidémie, a correspondu au début d’une épidémie de rougeole aux États-Unis, qui a vu le ministre de la Santé, Robert Kennedy Jr, anti-vax notoire appeler à la vaccination. Robby déclare d’ailleurs : « Le vaccin ROR est sans danger, contrairement à la rougeole. » (épisode 14). A l’épisode 9, un conflit en salle d’attente met aux prises une femme anti-masque et une autre qui voudrait qu’elle le fasse porter à son fils qui semble malade. La dispute est dénouée par le Dr Langdon qui rappelle que les chirurgiens opèrent toujours avec des masques, car ils pensent que ça limite le risque de contamination, et qui demande à la femme anti-masque si elle veut que les chirurgiens qui vont l’opérer en portent (elle acquiesce). Le refus du masque apparaît alors comme une pure position idéologique et non scientifique. Le mécanisme est le même dans le choix de filmer le corps dans tous ses états, sans tabou, dans la classique fonction pédagogique et « mode d’emploi » des séries. Ainsi d’un accouchement filmé en gros plan, d’impressionnantes blessures par balles, un ventre ouvert, mais c’est valable pour l’ensemble des interventions, comme dans le rapport aux produits et aux médicaments.
Il y a une ascèse dans The Pitt, qui ressemble à l’exigence scientifique, à l’image de la sobriété du générique, constitué de trois cartons sur fond noir. Au désordre des pathologies s’oppose la gestion rationnelle des médecins, le fait qu’ils soient tancés dès qu’ils semblent dériver (Samira que l’adrénaline surexcite au dernier épisode), renvoyés s’ils ont menti, la bonne transmission des informations, et le passage de témoin entre équipe de jour et équipe de nuit. Mais à l’ordre médical s’oppose la folie des sentiments, ceux qui traversent ou ont traversé les personnages (et qui sont habilement distillés), et ceux qui vont avec le métier, tant la proximité avec la mort et l’activité sont bouleversantes. The Pitt, c’est la clinique des émotions. La faculté à faire tout tenir tient un peu du mystère, comme la question de l’argent et de l’assurance santé, qui n’est jamais évoquée (tout le monde est-il donc soigné gratuitement ?), alors que les coupes budgétaires et les évaluations de patients le sont. C’est évidemment la faculté de la fiction de montrer le réel en le défaisant.
14/04/2025