
Les Campagnes « Save our shows » : quand les fans sauvent leur série
par Mélanie Bourdaa
Les fans sont des publics actifs et engagés, qui s’organisent dans leur communauté pour mener des actions, notamment lorsque leur série favorite est menacée d’annulation. Ces Campagnes « Save our show » montrent une évolution des négociations entre les audiences et les chaînes ou les financeurs et sponsors des séries. Les showrunners ont d’ailleurs bien compris cette importance du rôle du fan et le soutien qu’ils peuvent obtenir des communautés pour faire pression sur les chaînes de diffusion.
Inverser le rapport de force via les réseaux sociaux
Deux exemples permettent d’illustrer l’action des fans. Les showrunners de la série de voyages dans le temps, Timeless (NBC), ont fait appel à leur base de fans pour sauver la série de l’annulation. En effet, malgré une communauté solide et loyale, les audiences n’étaient pas suffisantes pour éviter un retrait de la série de la grille de diffusion après sa première saison. Eric Kripke, le showrunner, a alors posté une lettre sur ses réseaux sociaux, pour demander le soutien des fans avant la diffusion des derniers épisodes, sachant pertinemment que les fans allaient se mobiliser et montrer à la chaîne qu’une partie de l’audience était présente.
La relation entre les fans et les showrunners dans ce contexte est une relation d’entraide, la série ne pouvant continuer à exister sans le soutien d’un public particulièrement impliqué. Les showrunners et le destin de la série sont entre les mains d’un public spécifique, renversant ainsi les relations de pouvoir unilatérales et descendantes qui existaient jusqu’alors entre production et réception. Eric Kripke a écrit une lettre à l’attention des fans de la série : « Nous avons besoin de montrer à NBC que les gens regardent et qu’ils regardent en direct. (…) Donc que pouvez-vous faire ? Passez le message. Regardez en direct. Si vos amis ne regardent pas, encouragez-les à le faire. Prêchez la bonne parole sur Facebook, sur Instagram. Grinder ? Je ne sais pas. Les réseaux sociaux, c’est pas trop mon truc. Mais vous comprenez l’idée ».
Cette lettre postée sur Twitter le 19 janvier 2017 a reçu 12096 retweets et 16305 likes. Les fans se sont alors organisés dans leur communauté pour faire entendre leur voix dans une première phase avant l’annonce de l’annulation. Ils ont d’abord live-tweeté les épisodes restants de la saison en utilisant les hashtags #Timeless et #RenewTimeless en prenant soin d’alerter @NBC et @SONY pour rendre visible leur action de soutien et pour montrer à la chaîne qu’une audience était bien présente et active en direct au moment de la diffusion des épisodes. Cette phase de mise en visibilité était fondamentale dans un contexte de diffusion sur un network (qui dépend des annonceurs). Les fans ont ensuite envoyé des mails à NBC pour déclarer leur amour pour la série. Puis ils ont commenté, critiqué et noté les épisodes sur la page IMDB de la série et sur les plateformes légales de streaming (Hulu, Amazon, et iTunes) – et c’était là un point essentiel. Les fans ont ensuite ouvert une pétition afin d’obtenir une seconde saison de 22 épisodes sur le site change.org qui a été signée par 1955 signataires.

Malgré ce premier effort collectif, NBC décide dans un premier temps de ne pas renouveler la série pour une seconde saison. Les fans ont alors poursuivi leur soutien en créant cette fois-ci le hashtag #SaveTimeless. Tiffany, l’organisatrice du mouvement, a alors posté des solutions sur son blog pour mobiliser la communauté et diriger ses efforts vers les bons interlocuteurs. Elle liste toutes les personnes ressources des chaînes susceptibles de pouvoir sauver la série (en particulier les plateformes de streaming Hulu et Netflix), et précise en fin de message : « C’est un effort de groupe. S’il vous plaît dites-moi si vous avez d’autres idées ou si vous avez de nouvelles informations. Gardons espoir ! ».
Devant l’engagement des fans, leur persévérance et leurs actions sur les réseaux sociaux, le network a décidé de donner une seconde chance à la série en la « désannulant » et en commandant donc une seconde saison plus courte, de 13 épisodes. Les responsables de la chaîne ont déclaré dans un article paru dans le journal en ligne The Wrap : « nous voulons voir la passion de la base de fans quand nous devons décider de renouveler ou non une série. Et les médias sociaux sont devenus la clé pour mesurer cette passion ». La série s’est terminée sur un épisode spécial de 2 heures diffusé le 20 décembre 2018, pour offrir une conclusion aux fans après l’annulation en fin de saison 2.

Les réseaux sociaux représentent donc une plateforme privilégiée dont s’emparent les fans pour mener leurs actions et leur donner une visibilité et un écho certain dans la sphère publique. L’organisation se met en place à l’intérieur même de la communauté des fans, les règles du jeu sont édictées par les fans eux-mêmes dans le fandom, mais la perméabilité et la porosité des réseaux sociaux leur permet de positionner leur action au centre de la sphère publique.
Le deuxième exemple, qui touche cette fois une série diffusée sur la plateforme de streaming Netflix et qui n’a donc pas les mêmes contraintes en termes d’audience et d’audimat qu’une série de network, est Sense8. Cette série, des sœurs Lana et Lilli Wachowski, a connu deux saisons avant d’être annulée par la plateforme de diffusion, provoquant le désarroi de nombreux fans. Cette série est reconnue pour la diversité culturelle qu’elle promeut dans ses arcs narratifs et à travers ses personnages. Là encore, à l’annonce de l’annulation de la série, les fans se sont mobilisés à travers le hashtag #RenewSense8 et sur change.org en lançant une pétition « Bring Back Sense8 », signée par 9980 fans. Face à cette mobilisation, la production a pris le temps d’écrire un message sur la page Facebook officielle de la série en prenant soin d’utiliser les hashtags des fans pour montrer leur connaissance et leur respect pour la communauté des fans : « A notre famille Sense8, nous avons vu les pétitions, nous avons lu les messages, nous savons que vous voulez #RenewSense8, et nous aimerions #BringBackSense8 pour vous. La raison pour laquelle nous avons mis tant de temps à vous répondre, c’est parce que nous avons réfléchi longtemps chez Netflix pour faire que ça fonctionne, mais malheureusement cela n’est pas possible. Merci d’avoir regardé et nous espérons que vous resterez proche de nous. #SenatesForever ».
Netflix dévoile les chiffres de ses audiences avec parcimonie et il est compliqué de connaître les raisons réelles de l’annulation de la série, et c’est probablement ce qui a le plus frustré les fans. Cependant, Lana Wachowski avait signalé dans un message aux fans que la décision de Netflix était en grande partie économique, les audiences n’étant pas à la hauteur de ce que pouvait espérer la plateforme de diffusion. Dans les commentaires qui suivent ce message officiel, plusieurs fans suggèrent au minimum la diffusion d’un film permettant de clôturer les arcs narratifs de la série, sur le même principe que la campagne #SixSeasonsAndAMovie pour sauver la série Community (finalement diffusée pour une saison de plus sur la plateforme YouTube). Finalement, Netflix accepte de produire et diffuser un film de deux heures : « Après avoir vu que l’annulation avait provoqué un tel rassemblement de fans, nous avons décidé de donner aux fans de Sense8 la fin qu’ils méritent ». Les diffuseurs décident alors de récompenser l’engagement des fans dans l’univers de la série.
Dans cet exemple, encore une fois, les réseaux sociaux jouent comme une caisse de résonnance portant les voix de fans. Collectivement, ils s’organisent et utilisent les médias sociaux pour s’exprimer, comme une tribune de lobbying, s’adressant directement à la chaîne et aux sponsors, apportant leur soutien aux showrunners et faisant connaître leur action dans la sphère publique.
Même si les réseaux sociaux amplifient la voix des fans, les campagnes « Save Our Show » ont existé bien avant Internet et présentaient les mêmes caractéristiques qu’aujourd’hui : une organisation collective et collaborative à l’intérieur du fandom, une envie commune de défendre sa série et de s’en faire l’avocat. Il est alors intéressant de revenir sur un petit historique des campagnes les plus marquantes menées par les fans dans le but de sauver leur série de l’annulation.
De Star Trek à Chuck
La première campagne d’ampleur a eu lieu en 1968 autour de la série Star Trek, à une époque où les communautés de fans se rassemblaient dans les conventions dédiées à la Science-Fiction et où ils partageaient leurs créations dans des fanzines. Après la chute des audiences en deuxième saison et les menaces d’annulation par la chaîne, les fans se sont mobilisés à travers les fanzines, en publiant les directives à suivre collectivement. Ils ont envoyé 115000 lettres de soutien à la chaîne de diffusion, le network NBC. Les fans ont obtenu la diffusion d’une troisième saison.

La deuxième campagne intéressante s’est forgée autour de Veronica Mars UPN-The CW, 2004-2008). Après l’annonce de l’annulation de la série à la fin de la saison 3, les fans se sont organisés sur les forums de discussion dédiés à la série, notamment sur le site Television Without Pity, pour essayer de la sauver. Ils ont alors décidé ensemble d’envoyer un million de Mars, la barre chocolatée, à la chaîne WB pour montrer qu’il existait une audience active prête à défendre la série. Cela s’est soldé par un échec. Cependant, Rob Thomas, le showrunner, et Kristen Bell, l’actrice principale, ont lancé une campagne « kickstarter » en 2013 et ont fait appel aux dons de fans pour financer un film Veronica Mars. Cette levée de fonds a permis de réunir plus de deux millions de dollars en moins de douze heures, dépassant les espérances de l’actrice et du producteur. Clairement, le producteur et l’actrice s’appuient sur l’investissement émotionnel, intellectuel et économique des fans pour faire revivre la série, et jouent sur l’envie des fans d’avoir une « vraie » fin, pour récolter un financement suffisant pour produire un film. Dans ce contexte, le fan devient coproducteur, dans le sens économique et littéral du terme, du film Veronica Mars qu’il aura aidé à cofinancer. Nous sommes au-delà de la gift-economy, qui prône les échanges non-commerciaux entre fans. Ici, les fans, en échange d’un co-financement, reçoivent des biens sous forme de film en version numérique, t-shirts, posters, stickers, des objets concrets leur permettant d’afficher leur statut de fans et leur contribution au financement. Dans un article traitant de cette campagne spécifique, Bethan Jones note que les fans savent pertinemment qu’ils donnent à un gros studio, mais dans un même temps, ils participent à la construction d’un projet collectif. En effet, plus que de financer un film de studio (ici Warner Bros), les fans envisagent plutôt en participant à cette campagne de financer la créativité du showrunner qui a développé la série et les personnages.
Plus récemment, les fans ont endossé ce rôle d’avocats pour défendre la série comique d’espionnage Chuck (NBC, 2007-2012). L’histoire de la production de la série était particulière et a fragilisé assez rapidement sa diffusion. Le network NBC avait commandé 13 premiers épisodes, puis, dans un second temps, les 9 suivants qui sont venus compléter la diffusion d’une première saison. Mais la grève des scénaristes a éclaté à Hollywood en 2007, paralysant la production de toutes les séries télévisées pendant de longs mois. La deuxième saison de Chuck, après sept mois sans diffusion, a connu une forte baisse d’audience qui a conduit à une annonce d’annulation par la chaîne. NBC avait également un problème de programmation dans sa grille avec cette série : elle était diffusée pendant la saison de football US, qui draine d’énormes audiences en direct, et positionnée face à Dancing with the Stars, autre gros succès en termes d’audience, alors diffusée le lundi sur le network concurrent ABC.
Contrairement aux autres exemples analysés, la première phase de la campagne de sauvetage est venue cette fois-ci des critiques qui ont appelé les téléspectateurs à regarder Chuck en direct, et non des showrunners ou directement des fans eux-mêmes. Puis les fans ont pris le relais en créant un site internet « wegiveachuck.com » (aujourd’hui disparu) et en discutant sur les forums du site Television without pity (ce site de forums a aussi disparu). L’idée était alors de ne pas seulement attirer l’attention de la chaîne de diffusion, comme les autres campagnes avaient pu le faire, mais plutôt de montrer aux sponsors de la série l’importance et le pouvoir de la communauté sociale des fans. Dans un épisode de la saison 2 de la série intitulé « Chuck vs. The First Kill », un sandwich Subway (sponsor de la série) est au centre de l’intrigue. Comprenant l’importance de Subway dans le financement de la série, les fans ont alors lancé une action en ligne qu’ils ont nommée « Finale and a footlong » (nom du sandwich à 5 dollars de la franchise). Le but était de se rendre dans les restaurants de la franchise Subway pour y acheter le sandwich et de laisser un mot sur leurs livres d’or, pour signaler leur présence dans le restaurant. Naturellement, la campagne était relayée sur les réseaux sociaux, pour faire connaître les actions au-delà de la communauté de pratiques, en utilisant des hashtags appropriés et en faisant circuler l’information au-delà de la simple sphère de la communauté. C’est bien cet aspect communautaire et de visibilité qui est mis en avant dans ces actions. En effet, les fans ont utilisé les réseaux sociaux pour organiser des rencontres, documenter leurs expériences et les télécharger sur les sites de réseaux sociaux et sur YouTube. Cette campagne est remarquable par la mobilisation des showrunners et des acteurs, qui ont travaillé aux côtés des fans pour sauver la série. Par exemple, Zachary Levy, l’acteur principal de Chuck, a amené une centaine de fans dans un Subway de Birmingham en Angleterre, et a aidé à préparer les sandwiches. Tout cela a bien entendu été filmé et commenté sur les réseaux pour garder une trace de l’événement, le documenter, l’archiver et le partager. En s’impliquant physiquement dans la campagne, l’acteur a brisé les frontières entre les récepteurs et les producteurs et diffuseurs, postulant que chacun avait un pouvoir équivalent. Grâce à cette mobilisation des fans, la série a obtenu 56 épisodes de plus après le lancement de cette campagne et s’est terminée au bout de cinq saisons.

La décision de NBC de continuer la série marque un tournant dans le rapport de force entre production et réception : en donnant gain de cause aux fans, NBC reconnaît que ceux-ci ont un pouvoir, même s’il est marginal, d’influencer les décisions économiques. Dans ce cas précis, il est intéressant de noter que les fans utilisent le système à leur compte. En s’adressant directement au financeur Subway, les fans montrent leur compréhension des systèmes de production des séries actuelles sur les networks et, même s’ils ont contribué au maintien d’un système capitaliste en donnant de l’argent, ils ne l’ont pas donné directement à la chaîne mais au sponsor qui en échange a soutenu la série et garanti son maintien à l’antenne. Plutôt que de voir cela comme une résistance totale de la part des fans, ou une hégémonie totale de la part des chaînes de diffusion, il est plus pertinent de l’envisager sous l’angle de la négociation, les fans utilisant le système économique des networks pour se l’approprier et l’utiliser comme levier de sauvetage de la série.
Dans ces campagnes de sauvetage des séries, les fans agissent donc comme des lobbyistes ou des avocats de la défense. Leur organisation collective témoigne d’une bonne compréhension de leur « force de frappe » auprès des producteurs et annonceurs des séries. Mais surtout, aujourd’hui, ils se servent des réseaux sociaux comme d’une plateforme de rassemblement, de recrutement, et d’actions qu’ils rendent visibles dans la sphère publique pour défendre leurs séries et tenter de les sauver. Enfin, les fans sont conscients des mécanismes de production des séries et des enjeux économiques qui sont liés et n’hésitent pas à se les approprier et à les détourner pour arriver à leurs fins. Ainsi, plutôt que d’envisager les fans comme de purs consommateurs et des publics passifs, ces campagnes témoignent de leur activité, de leur organisation en collectif et de leur compréhension de l’écosystème médiatique actuel.
28/10/2025

