Fauda : de proches humanités. Entre polarisation et ouvertures identitaires en contexte tragique

par Philippe Corcuff, le 9 mai 2022

Fauda (Lior Raz et Avi Issacharoff, Yes et Netflix, 3 saisons, 2015-en production) série israélienne ayant comme titre un mot arabe signifiant « chaos » prend par-là, dès le départ, une tonalité hybride[1]. La série tourne d’ailleurs autour de l’action d’une unité des Forces Spéciales de l’armée israélienne dont les membres sont spécifiquement formés à se fondre dans la population arabe et donc pratiquent l’hybridation judéo-arabe dans une logique sécuritaire.

La part d’hybridité de la série a cependant souvent été sous-estimée dans les commentaires, les lectures les plus critiques insistant même sur ce qui serait la toute-puissance d’un point de vue militaire israélien sur le conflit israélo-palestinien. C’est tout particulièrement le cas de la Campagne Palestinienne pour le Boycott Académique et Culturel d’Israël. Cette dernière a demandé le 29 mars 2018 à Netflix d’abandonner la série. La série y est décrite comme « un outil raciste anti-arabe de la propagande israélienne qui glorifie les crimes de guerre de l’armée israélienne contre le peuple palestinien ». En réponse, cinquante cadres d’Hollywood ont signé une lettre de soutien à Netflix  en indiquant que la série donne « une représentation nuancée des problèmes liés au conflit israélo-palestinien ». Par ailleurs, l’écrivain marocain Tahar Ben Jelloun, pourtant soutien de la cause palestinienne[2], s’est démarqué de la campagne BDS à propos de Fauda dans un texte de juin 2020. Il écrit notamment : « La série colle à la réalité amère du destin du peuple palestinien et la détermination sans la moindre faille d’Israël à éliminer ses ennemis. Elle montre les blessures, le deuil, que ce conflit engendre dans les familles des deux camps. Pas de manichéisme. »

Les analyses savantes de la série issues de la science politique connaissent aussi, mais avec davantage de nuances, une polarité similaire. Amélie Férey reconnaît que des points de vue palestiniens sont pris en compte dans la série, mais insiste surtout sur la domination d’une vision israélienne du conflit israélo-palestinien, en appelant à la création de séries politiquement plus « responsables », équilibrant les points de vue en jeu. Emmanuel Taïeb met l’accent, par contre, sur les complications de la série ne se réduisant pas à la prédominance d’un point de vue israélien : « Dévorés par leurs missions et leurs identités flottantes, les hommes et les femmes de Fauda semblent avoir incorporé la tragédie géopolitique qui les dépasse, et sont engloutis par les mondes où ils naviguent » (p.29).

Pour ma part, plus proche de Ben Jelloun et de Taïeb, je partirai de l’idée selon laquelle s’il y a au point de départ de la série une lecture à dominante israélienne du conflit israélo-palestinien, ne serait-ce qu’à travers les coordonnées nationales et professionnelles des personnages constitués en héros de la série, certains éléments de la série tendent à déborder cet ancrage initial. Ce sont ces « certains éléments » qui vont davantage m’intéresser.

Une commune humanité en jeu et enjeu

Les sociologues Luc Boltanski et Laurent Thévenot placent au fondement de la grammaire des « cités justes », mobilisée dans les espaces publics des sociétés contemporaines comme la France, une « commune humanité », c’est-à-dire le principe selon lequel tous les humains y sont considérés comme humains au même titre[3]. Cela suppose des sociétés modernes dotés d’idéaux démocratiques, car les sociétés d’Ancien Régime divisés en ordres stabilisés remontant jusqu’à la monarchie de droit divin ne connaissaient pas en leur cœur ce principe.

Or, il y a quelque chose de la commune humanité qui s’exprime contre la prégnance de la division Israéliens/Palestiniens, redoublée par la division Juifs/Musulmans, dans Fauda. La série décrit des humanités proches, mais violemment en conflit. Taïeb note à juste titre que « la série met en scène des hommes aux identités mélangées » (p.32) avec « des formes d’indistinction ou d’inversion des rôles attendus » (p.33). Ce qui s’exprime aussi par la « réversibilité […] des personnages qui jouent de la proximité des types physiques entre juifs orientaux et arabes » (p.34).

Image 1 : Doron en Amir face à Shirin (S01E03)


La double facilité avec laquelle des agents israéliens se travestissent en Palestiniens et parlent un arabe ordinaire – c’est le plus souvent de ce côté-là que ça se passe, en particulier avec le travail d’infiltration opéré à plusieurs reprises par le personnage principal, Doron (Lior Raz, showrunner et acteur israélien, de parents juifs ayant immigrés d’Irak et d’Algérie) – mais aussi, plus rarement dans la série (S02E04), la même facilité avec laquelle des Palestiniens se travestissent en Israéliens et parlent un hébreu ordinaire, créée un trouble de proximité. Et une question critique perce implicitement à partir de cette commune humanité représentée : pourquoi des personnes si proches sont-elles inscrites dans un conflit si radical ? Cette question critique implicite née des proximités mises en scène contribue à défaire les évidences géopolitiques et médiatiques de la radicalité du conflit israélo-palestinien constituant un autre pan auquel s’adosse la série. Il y a bien une composante critique vis-à-vis du conflit israélo-palestinien dans l’humanisme de Fauda, en tension dans la série même avec les préjugés d’un point de vue israélien sur le conflit.

Il y a bien une composante critique vis-à-vis du conflit israélo-palestinien dans l’humanisme de Fauda, en tension dans la série même avec les préjugés d’un point de vue israélien sur le conflit.”

Image 2 : Djihadistes en Israéliens juifs (S02E04)


Entre stabilisations et ouvertures identitaires

Le grand philosophe néerlandais du XVIIe siècle Baruch Spinoza (1632-1677) peut être considéré comme un penseur de l’être, si on le lit à travers sa notion de conatus. Dans son livre Éthique, le conatus apparaît comme la tendance de chaque être à persévérer dans son être. Il écrit ainsi : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être »[4].

Au XXe siècle, Emmanuel Levinas (1906-1995) va faire un pas de côté par rapport au conatus spinozien. Il ne va pas nier les persévérances de l’être, mais va en critiquer les rigidités identitaires dès un texte de jeunesse de 1935 consacré au thème de l’évasion : « L’être est : […] c’est précisément ce que l’on dit quand on parle d’identité de l’être. L’identité […] est l’expression de la suffisance du fait d’être dont personne, semble-t-il, ne saurait mettre en doute le caractère absolu et définitif. »[5].C’est l’exclusivité du conatus que met alors en cause Levinas, car l’humanité aurait une autre caractéristique : la possibilité d’« une sortie en-dehors de l’être » ou « un besoin profond de sortir de l’être »[6], dont le traitement de l’évasion serait une expression dans la littérature et au cinéma. Dans son œuvre de la maturité, celle de l’éthique du visage et de la responsabilité pour autrui, l’ouverture par rapport au conatus demeure chez Levinas : « il faut penser l’homme à partir de la responsabilité plus ancienne que le conatus de la substance ou que l’identification intérieure ; à partir de la responsabilité qui, appelant toujours au-dehors, dérange précisément cette intériorité »[7]. Les pistes levinassiennes ont nourri chez le philosophe de l’émancipation Miguel Abensour (1939-2017) une pensée hérétique de l’utopie : « Loin de se donner pour visée l’achèvement de l’être, le retour chez  soi, au « foyer », l’utopie connaît une autre intrigue, la sortie de l’être en tant qu’être, l’évasion. »[8]

On peut ainsi interpréter des zones importantes de la philosophie de Levinas comme dessinant une tension entre les tendances du conatus et les possibilités d’une ouverture identitaire. Fauda exprime une tension analogue dans un cadre historique et géopolitique précis. Les identités en conflit peuvent s’y stabiliser en se faisant sauvagement la guerre, tout en laissant place à des brèches susceptibles de perturber par moments ces stabilisations.

La série ne constitue pas pour autant une simple illustration de la pensée levinassienne. La mise en rapport de Fauda avec la philosophie de Levinas permet plutôt de mieux saisir une partie de l’intelligibilité sensible portée par la série, car la tension y est plus cahoteuse et même chaotique que chez Levinas. Et l’intelligence sérielle est davantage pessimiste que les écrits de Levinas. C’est la dimension « tragique » de la série sur laquelle insiste justement le titre de l’article de Taïeb. Comme il le souligne, « le poids des traditions, des religions, de la pression sociale et de la guerre écrase les individus, dicte leurs gestes et leurs mots, et noue leur destinée sanglante » (p.40).

Cependant, dans le mince fil de l’ouverture identitaire, qui perce sporadiquement le conatus, se dessine aussi une infime possibilité pour l’émancipation du tragique. On retrouve une tension travaillant tout particulièrement le genre noir (d’abord le roman noir, puis le film noir et aujourd’hui les séries noires) : la tension entre les probabilités tragiques et l’utopie ténue du peut-être. Les rapports erratiques et amoureux entre Doron, le militaire israélien, et Shirin (la magnifique actrice franco-libanaise Laëtitia Eïdo), la médecin palestinienne, dans les saisons 1 et 2 sont parcourus par cette tension. Comme souvent dans le genre noir, le peut-être entre Doron et Shirin basculera au bout du compte du côté tragique. Pourtant le résultat n’abolit pas les cheminements de la vie. En installant le regret des possibilités perdues, elle peut même nourrir une vision critique de la situation politique qui a rendu le possible improbable.

Image 3 : Doron et Shirin (S02E07)


De la critique du multiculturalisme aux singularités identitaires

Pour affiner ce que l’angle levinassien peut éclairer dans l’intelligibilité sérielle de Fauda, on peut se retourner vers deux critiques convergentes du multiculturalisme anglo-américain, c’est-à-dire des cités où une des tendances politiques fortes consiste dans le fait que des « communautés » constituées et dotées de représentants entrent en relation dans un espace à visée démocratique.

Edouard Glissant (1928-2011) est un romancier, un poète et un écrivain martiniquais. Sa critique du colonialisme et des sociétés postcoloniales ainsi que sa perspective décoloniale ne débouchent pas sur la promotion d’identités fermées du côté des anciens colonisés contre les anciens colonisateurs. Dans son essai Traité du Tout-Monde, il met même en cause une tendance convergente des deux côtés : « Ils partagent, l’ancien maître et l’ancien opprimé, la croyance que l’identité est souche, que la souche est unique »[9]. Contre l’identité-racine, Glissant promeut alors ce qu’il appelle une « créolisation », une hybridation identitaire. C’est dans ce cadre qu’il critique le multiculturalisme : « une théorie moderne du multiculturalisme ne permettrait-elle pas en réalité de mieux camoufler le vieux réflexe atavique, en présentant le rapport entre cultures et communautés, à l’intérieur d’un grand ensemble tel celui des États-Unis, comme une juxtaposition rassurante et non pas comme une imprévisible (et dangereuse) créolisation ? »[10]

Dans Fauda, la juxtaposition et la conflictualité d’identités constituées tend également à masquer l’« imprévisible (et dangereuse) créolisation », qui déborde par moments le point de départ d’une lecture israélienne du conflit israélo-palestinien, mais aussi le point de vue palestinien qui peut s’y opposer (comme dans la controverse initiée par la campagne BDS contre la série). Encore une fois dans les relations entre Doron et Shirin, mais également au cours de la saison 3 dans les rapports quasi-filiaux entre Doron, sous couverture, et le jeune boxeur palestinien qu’il entraîne, Bashar (l’acteur palestinien de nationalité israélienne Ala Dakka). Cette « créolisation » éclate tout particulièrement dans une scène entre Shirin et le père de Doron (Yigal Naor, acteur israélien, de parents juifs irakiens), qui se définit devant elle comme « juif arabe » (S02E07). Cependant, là encore, le pessimisme qui émerge de la série est davantage marqué que chez Glissant, le poids des identités constitués ramène sans arrêt à la guerre et au tragique, en conduisant à mettre de côté les hybridations.

Image 4 : Le père de Doron face à Shirin (S02E07)

On trouve une critique convergente du multiculturalisme chez la théoricienne critique et féministe américaine Judith Butler (né en 1956) dans un livre intitulé Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme[11]. Elle écrit ainsi, en prenant d’ailleurs appui sur Levinas : « Je voudrais suggérer par-là que, chez Levinas, l’ »interruption » par l’autre, la manière dont l’ontologie de soi-même est constituée sur la base de l’irruption préalable de l’autre au cœur de moi-même, implique une critique du sujet autonome et de l’interprétation multiculturaliste, qui suppose que les cultures sont déjà constituées comme des domaines autonomes, dont le devoir est alors d’établir un dialogue avec d’autres cultures. »[12]

Ce que l’on pourrait appeler « le multiculturalisme du pire » de Fauda ne débouche pas sur le dialogue de ces cultures séparées mais sur leur guerre.”

Ce que l’on pourrait appeler « le multiculturalisme du pire » de Fauda ne débouche cependant pas sur le dialogue de ces cultures séparées mais sur leur guerre. Quelque chose comme « l’irruption préalable de l’autre au cœur de moi-même » y fendille bien les identités collectives fermées, mais sans pour autant faire éclater ces identités. La tension est vive, le dénouement, encore une fois, est pessimiste, noir, comme une série noire. L’horizon du souhaitable retenu par Judith Butler dans le sillage de Levinas – « la constitution même du sujet par et dans l’altérité »[13] – participe du réel, tout en tendant à y être étouffé, sans pour autant fermer définitivement l’utopie de son épanouissement pacifique possible.

Fauda constitue un exemple parmi d’autres à propos duquel le dialogue entre la philosophie politique académique et la raison sensible sérielle peut contribuer à formuler une théorie politique pour notre temps.


[1] Ce texte a été écrit à partir de la séance du 30 novembre 2021 de mon cours « Philosophie, sciences sociales et séries télévisées » de Sciences Po Lyon.

[2] Je soutiens également la campagne pacifique BDS, mais avec des bémols sur le plan des échanges culturels et universitaires, des zones de pensée critique et de création artistique originale pouvant être subventionnées par l’État israélien sans alors devoir susciter un appel au boycott. Par ailleurs, je suis en désaccord avec le terme « apartheid » dans la présentation de la campagne BDS, l’illégitime oppression coloniale des Palestiniens par l’État de droit israélien ne pouvant être assimilée au régime raciste d’apartheid en Afrique du Sud de 1948 à 1991.

[3] Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur [1e éd. : 1991], avec une préface inédite des auteurs, Paris, Gallimard, collection « TEL », 2022.

[4] Baruch Spinoza, Éthique [rédigé en 1663-1675, pub. posth. en 1675], Paris, GF-Flammarion, 1965, partie III, proposition VI, p. 142.

[5] Emmanuel Levinas, De l’évasion [1e éd. : 1935], Paris, Le Livre de poche, collection « Biblio essais », 1998, p. 93.

[6] Ibid., p. 125.

[7] Emmanuel Levinas, Humanisme de l’autre homme [1e éd. : 1972], Paris, Le Livre de poche, collection « Biblio essais », 1994, p. 110.

[8] Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain. Entre métapolitique et politique [entretiens avec Danielle Cohen-Levinas], Paris, Hermann, collection « Le Bel Aujourd’hui », 2012, p. 59.

[9] Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 67.

[10] Ibid., p. 39.

[11] Judith Butler, Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme [1e éd. : 2012], Paris, Fayard, série « à venir », 2013.

[12] Ibid., p. 63.

[13] Ibid., p. 65.

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