Yellowstone : des prairies, des cowboys… et des touristes. La question environnementale dans la série la plus populaire des États-Unis

par Michaël Pardon

« Si c’est le progrès que vous voulez, alors ne votez pas pour moi. Je suis le contraire du progrès. Je suis le mur sur lequel il vient s’écraser. » Cette déclaration de John Dutton alors qu’il est en campagne pour devenir gouverneur de l’Etat du Montana, constitue un condensé, à première vue, de ce personnage : un grand propriétaire terrien réactionnaire.

Yellowstone, lancée en 2018 par Paramount, a ainsi été rapidement qualifiée par certains commentaires hâtifs de « série de droite » (« red state show ») véhiculant des « clichés poussiéreux ». Son créateur, le très courtisé Taylor Sheridan (Sicario, Wind River), s’est même vu reprocher son enfance passée dans un ranch texan…

Yellowstone connaît pourtant un succès phénoménal outre-Atlantique. La saison 4 a dépassé les 14 millions de téléspectateurs, détrônant ainsi The Walking Dead… ou encore Game of Thrones ! Cette série a même réussi l’exploit dans un contexte de grande tension politique de réunir partisans démocrates et républicains devant leur petit écran. Tout comme elle séduit, selon l’institut Nielsen, autant les habitants des zones rurales que ceux des principales métropoles.

Comment cette histoire d’une famille dysfonctionnelle qui se bat pour conserver son ranch face à de perpétuelles et multiples menaces a-t-elle autant pu séduire les Américains ? Un des éléments de réponse se trouve, à mon sens, dans la profonde et puissante réflexion qu’elle livre sur les liens entretenus par les différents acteurs de cette société pastorale du Montana avec son environnement. Ce thème du rapport des sociétés à leur environnement étant beaucoup plus complexe aux États-Unis qu’il n’y paraît à première vue.

Éloge de la vie simple et de la « wilderness »

En pleine épidémie de Covid, les Américains ont découvert une série où se multiplient les longs plans contemplatifs autour de la vie du cowboy. Les paysages somptueux du Montana, les chevauchées dès l’aube et la simplicité du mode de vie des protagonistes produisent un imaginaire puissant. C’est d’ailleurs cette vie simple et authentique, au rythme des saisons et loin du consumérisme caractéristique des sociétés modernes, qui retient en premier lieu l’attention. Cette simplicité s’incarne dans un des personnages le plus marquants de la série : Rip Wheeler. Celui qui été recueilli adolescent par la famille Dutton porte, saison après saison, la même tenue en jean noir et affiche un certain détachement par rapport à l’argent. Cette esthétique et cette philosophie de la vie simple culmine dans la saison 5 et plus particulièrement dans l’épisode 6. Rip et Beth Dutton y donnent leur recette du bonheur : « des cigarettes, du whisky, une prairie et toi ». C’est aussi la mort en « vrai cowboy » d’Emmett Walsh (S5E5) qui illustre au mieux cet idéal de simplicité en harmonie avec la nature : le vieil ami de John Dutton s’éteint paisiblement, couché sur sa selle, sous un arbre, dans un campement d’été.

La recette du bonheur : « des cigarettes, du whisky, une prairie et toi »

Cet éloge d’une vie simple peut sembler en contradiction avec l’« American way of life » et son postulat que les ressources des États-Unis restent inépuisables, idée que l’on retrouve dans le goût très prononcé des personnages de la série pour les énormes SUV ou les hélicoptères. Mais il faut garder à l’esprit qu’une conscience environnementale s’est développée très tôt aux États-Unis, bien avant que ce soit le cas en Europe.

La série fait ainsi magnifiquement écho à la pensée de Henry David Thoreau(1817-1861). Ce dernier a mené pendant plusieurs années une vie solitaire à l’écart du monde car il estimait que seule une expérience prolongée au cœur de la « wilderness », la nature sauvage, permettait d’aller à la rencontre de soi-même. Sa pensée donne ainsi une résonance profonde à la série. Comment ne pas penser à un personnage comme Walker, quand on lit ce passage de Walden (chapitre “Solitude”) : « lorsque je longe la rive pierreuse du lac en bras de chemise malgré le temps frais (…) je me sens étrangement à l’unisson de tous les éléments ». Thoreau est ainsi considéré comme un des pionniers de l’écologie moderne et sa pensée a largement contribué à la création des premiers parcs naturels aux États-Unis. Le tout premier étant, dès 1872, celui de… Yellowstone (qui jouxte le ranch Dutton dans la série).

La fin d’un mode de vie et de ses mythes fondateurs

Les yeux de John Dutton se teintent régulièrement de tristesse. La série le met souvent en scène, seul et pensif, un verre à la main. Le personnage central et iconique de la série assiste, impuissant, à la disparition de son monde. Ce que le titre du premier épisode de la troisième saison rappelle avec ironie : « C’est vous l’Indien, maintenant ».

Pour comprendre cette disparition, il faut revenir un peu en arrière. À l’époque du Far West et de la conquête d’immenses espaces naturels et sauvages (la célèbre wilderness, donc) par des pionniers au cours du XIXe siècle ; ce que montre magnifiquement le préquel 1883.

C’est dans ce contexte que naît le concept de frontier, c’est à dire d’un espace vierge à conquérir pour s’approprier ses ressources prometteuses, un front pionnier en quelque sorte. La frontier est bien un mythe fondateur des États-Unis, car il est lié aux valeurs de courage, d’audace, de goût de la réussite malgré des éléments hostiles, mais aussi d’individualisme caractéristiques des pionniers européens.

Ce sont tous ces éléments que l’on retrouve dans l’œuvre American progress de John Gast (1872). Cette peinture allégorique illustre le processus d’expansion vers l’ouest qui s’accélère dans la seconde moitié du XIXe siècle : les pionniers européens font avancer la  frontier  portant avec eux la modernité incarnée par le réseau électrique et le chemin de fer alors que les Amérindiens sont repoussés dans l’obscurité de la wilderness.

American progress est une oeuvre de propagande qui vise à encourager les Européens à s’approprier des terres  à l’Ouest.
Elle donne une vision très négative des Amérindiens associés à la « wilderness

Cette conquête et ses valeurs mythiques sont tout ce que prétend incarner et conserver John Dutton. Sauf que la dynamique de la frontier s’est inversée : désormais ce sont les terres conquises de haute lutte par la dynastie Dutton qui sont menacées par un nouveau front conquérant. Celui d’un nouveau « progrès américain » mis en avant par les promoteurs immobiliers et les investisseurs new-yorkais. Celui de la mise en tourisme de ces immenses zones naturelles et de ses paysages à haute valeur économique. Dans une ironie cruelle, John Dutton est bien devenu un « Indien » : son ranch est encerclé par des acteurs économiques à l’appétit féroce qui souhaitent s’approprier ces immenses réserves de terre sauvage pour en faire des parcs à touristes venus des riches métropoles du littoral et plus particulièrement de Californie. Mais un héritier des premiers colons européens peut-il accepter cette « disneylandisation » (S. Brunel) du Montana ?

Géopolitique des prairies

Si la géopolitique est l’« étude des tensions et des rivalités pour des territoires » (Yves Lacoste) alors le ranch Dutton constitue bien l’enjeu géopolitique incontournable, central, de la série. A tel point que le schéma narratif reste simple et répétitif : le clan Dutton fait, saisons après saisons, face à des nouvelles menaces et de nouveaux protagonistes dont la seule motivation est de s’approprier le plus grand ranch des États-Unis. Le niveau de violence reste donc logiquement extrêmement élevé. Il l’était d’ailleurs déjà pour les ancêtres du clan Dutton comme le montrent les deux préquels, 1883 et 1923… Et si ce niveau de violence est aussi élevé c’est parce que les projets des différents protagonistes correspondent à des visions totalement antagonistes de l’environnement et finalement à des choix de société qui le sont tout autant. D’un côté, on retrouve des personnages comme Dan Jenkins, les frères Beck ou encore les investisseurs financiers du groupe Market Equities. Ils souhaitent développer de luxueux projets immobiliers ou touristiques haut de gamme en profitant de l’image d’immense réserve naturelle du Montana, de ses paysages de carte postale et de la proximité avec le parc de Yellowstone. Dans leur discours, notamment auprès des pouvoirs publics, l’idée dominante est de créer de l’emploi et de la croissance, rapidement. A l’opposé, John Dutton souhaite conserver l’immense espace pastoral acquis par sa famille pour perpétuer un mode de vie qui semble de plus en plus folklorique, en décalage avec une modernité conquérante. Et ce mode de vie implique de préserver des équilibres parfois complexes comme en témoignent les multiples problèmes qui affectent le bétail de la famille.

Dans cette perspective, le soin apporté à l’environnement, parce qu’il garantit la perpétuation d’un mode de vie plus que séculaire, passe bien avant les profits immédiats. D’un côté, la transformation du milieu par l’homme, son artificialisation, la modernité. De l’autre la préservation d’un écosystème fragile, la perpétuation d’un mode de vie où la patience et la persévérance constituent autant de valeurs cardinales. Cet antagonisme révèle un conflit d’usage des prairies du Montana qui va au au-delà de la question environnementale puisqu’il oppose deux visions de la société. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’alliance de circonstance noué entre John Dutton et Thomas Rainwater dans la cinquième saison. Ce dernier, en tant que représentant de la réserve indienne voisine du ranch, souhaite avant tout permettre à sa communauté de conserver le lien viscéral, existentiel, qu’elle entretient avec son territoire d’origine spolié par les pionniers européens. Dans cette perspective, John Dutton et Thomas Rainwater partagent un intérêt commun : empêcher les prairies d’être transformées en parcs à touristes.

John Dutton, conservateur et conservationniste

« Tu vas me manquer » : lors de l’une des plus belles scènes de la série, un flashback dans deuxième saison, John Dutton dit à son père son désarroi à l’idée de le perdre bientôt. Nombre d’enjeux de la série se cristallisent dans cette discussion entre un père au terme de sa vie et son fils. C’est bien l’héritage de John Dutton, son patrimoine au sens premier du terme, qui est en jeu. Tous les efforts du rancher se concentrent sur la conservation de son immense propriété  face à des menaces sans cesse renouvelées.

Père et fils

On comprend ainsi mieux la dimension tragique de la série : toute la famille Dutton est prisonnière de ce ranch. John, le patriarche est régulièrement filmé dans un cette demeure ancienne démesurément immense, dans laquelle il est souvent seul, comme écrasé par le poids de cet héritage. Pour ses enfants, c’est bien une double logique d’attraction et de répulsion qui est à l’œuvre : Beth ou Kayce souhaitent s’émanciper, quitter le ranch pour la ville ou la réserve indienne mais ils semblent également sans cesse rattrapés par un puissant lien qui les lient à la terre de leurs ancêtres, pour laquelle leur père se bat quotidiennement.

Cette tension dramatique explique la force et la complexité des personnages. Ainsi John Dutton qui défend de façon farouche l’intégrité de ses prairies face aux menaces extérieures (empoisonnement du bétail, pollution des eaux par des pesticides entre autres) n’hésite pas à faire exploser un flanc de colline à la dynamite pour détourner un cours d’eau et ainsi ruiner les projets immobiliers de Dan Jenkins (saison 1).

Enfin, le personnage de John Dutton permet de comprendre la richesse sémantique du terme conservateur (« conservative ») aux États-Unis. Il est en effet indéniablement conservateur au sens politique quand il prétend qu’il est « le contraire du progrès », mais du point de vue environnemental il peut aussi être qualifié de « conservationniste ». Ce terme désigne dans le monde anglo-saxon un courant qui promeut une gestion raisonnée des ressources (wise use) par opposition au préservationnisme qui constitue une approche beaucoup plus radicale de la protection.

La réconciliation des deux Amériques ?

Dans la série, ces approches antagonistes de l’environnement sont particulièrement bien traitées. Deux sensibilités, deux Amériques même se rencontrent en effet grâce au personnage de Summer Higgins. Cette militante écologiste, urbaine et végane, fait irruption dans le clan Dutton. La rencontre, le choc plutôt, provoque d’ailleurs des étincelles avec Beth et crée une des scènes les plus comiques lors d’un dîner au ranch (S5E5). Amateurs de steaks versus vegan : ce sont bien deux Amériques que tout oppose qui se retrouvent à table. Mais contre toute attente, la progressiste et militante écologiste découvre un monde qui lui parle. Elle semble s’émouvoir du mode de vie connecté à la nature des cowboys et de la solidarité de cette communauté.

La réconciliation de deux Amériques ?

C’est bien grâce à cette évolution que l’on comprend le succès phénoménal de la série : elle réconcilie deux Amériques qui se déchirent, plus particulièrement depuis le premier mandat de Donald Trump (2016-2020). Pour les conservateurs, cette série met en lumière les valeurs fondatrices héritées de la frontier, elle parle de traditions et de préservation d’un patrimoine.  Pour les progressistes, elle évoque un mode de vie en phase avec son environnement menacé par l’avidité de grands groupes financiers. Elle évoque aussi les valeurs et le désarroi de la minorité amérindienne à travers des personnages puissants comme ceux de Monica ou Mo.

C’est bien dans cette richesse des personnages, dans le lien avec les mythes fondateurs des États-Unis et dans le discours sur l’environnement, plus consensuel qu’il n’y paraît, que réside le succès de Yellowstone.

19/04/2024

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