Comment les fans vivent la fin des series ?
par David PEYRON, le 24 janvier 2022
Cet article est une version plus développée d’un texte publié sur le blog de l’auteur en mai 2021.
Sur ce thème, voir aussi le numéro 2 de notre revue consacré à la fin des séries.
Qu’elle soit satisfaisante ou non, prématurée ou non, la fin d’une série est toujours une épreuve pour ses fans les plus fidèles. D’un point de vue individuel, cet épilogue signe la fin d’une œuvre qui les a accompagnés durant plusieurs années et a donc pu participer à une forme de rythme ritualisé de la vie, ponctué de moments d’attentes, de rendez-vous réguliers et de réception intensive. Les larmes sont courantes, tout comme un sentiment de vide, quand bien même les fans peuvent souhaiter cette fin du fait d’une baisse de qualité tout en continuant à regarder par loyauté et nostalgie des moments agréables. D’un point de vue collectif, celui du fandom, de la communauté de fans, cela implique une reconfiguration des liens qui unissent les individus et des efforts pour maintenir une émulation malgré l’absence de nouveau contenu. Il a été démontré dans les recherches sur le sujet que la sérialité est particulièrement susceptible de favoriser de tels engagements durables qui se posent en points de repères dans une vie. Alors comment s’appréhende cette fin ? Quelles stratégies les fans mettent-ils en place pour surmonter ce moment dans leur vie et dans celle de la communauté ? C’est ce que nous allons voir ici en prenant comme point d’appui les travaux sur le sujet de la chercheuse américaine Rebecca Williams (en particulier son ouvrage Post-Object Fandom ) et ma propre expérience de plus de dix ans de recherche sur l’engagement fictionnel des fans.
Les bonnes et les mauvaises fins
Rebecca Williams explique en premier lieu qu’une œuvre longue, qui s’étale dans la durée et avec laquelle on a un rendez-vous régulier durant plusieurs années, génère chez les fans un sentiment de « sécurité ontologique ». En d’autres termes, cela donne une forme de stabilité, de point de repère, à une vie et une identité changeante et évolutive. Ma vie change, il y a des bons et des mauvais moments, mais je sais que dans deux semaines commence la saison suivante de ma série préférée. La perte de ce repère n’est donc pas anodine. De plus, le fait de ne pas être seul à apprécier cette œuvre nous plonge dans une communauté imaginée, qui peut devenir ensuite participation au fandom, et ce sentiment de passion partagée est aussi une chose agréable puisque support de sociabilités et de liens forts avec d’autres individus. Que l’on soit entouré de fans ou non au quotidien, qu’on aille discuter de la série sur les réseaux sociaux ou non, le fait de savoir que l’on est public d’une œuvre au même moment que d’autres renforce l’expérience de réception qui s’étale bien au-delà du temps T du visionnage. C’est une chose que j’ai rencontrée lors de mes enquêtes : mêmes les fans peu participatifs sont rassurés de savoir qu’ils ne sont pas seuls à consommer un objet culturel, en particulier quand l’entourage proche ne l’apprécie pas. Ce sentiment de partage peut alors pousser à prendre contact avec autrui et à tisser des affinités qui ont pour socle la passion commune.
Avec la disparition d’une série, ces liens peuvent plus facilement se déliter et on perd le fait de partager une forme d’impatience de l’attente de la suite. C’est d’ailleurs souvent cela que les individus mentionnent quand on leur demande quand ou comment ils se sont sentis vraiment fans d’un univers ou d’une œuvre : le fait de devoir attendre, entre deux épisodes, deux saisons, etc. En effet, cette frustration liée à l’attente de la suite pousse à essayer de combler ce moment par la discussion avec d’autres fans, à chercher des informations en plus, sur les coulisses de la création par exemple, ou encore à créer soi-même du contenu et consommer celui produit par d’autres . On s’engage alors pleinement vis-à-vis de l’objet dans une démarche active et collective qui perdure, mais est à l’origine liée à l’entre-deux. Une fois l’œuvre terminée, cette attente ne pourra plus être comblée, il ne faut donc compter que sur soi-même et le groupe pour faire vivre l’objet. Si beaucoup comparent cela à juste titre à un deuil on pourrait aussi rapprocher la fin de nouveau contenu d’une forme de rupture amoureuse : on y perd souvent des amis, on se sent vide, on n’a pas envie de tout recommencer avec quelqu’un d’autre, etc.
Toutefois, la fin n’est pas toujours vécue de la même manière. Elle peut bien sûr être la source d’une grande tristesse et d’une nostalgie du transport dans un univers de fiction (nostalgie étymologiquement a un sens géographique, c’est un pays, même imaginaire, qui nous manque), mais aussi provoquer conjointement un sentiment d’apothéose qui couronne l’attente. Concernant ce vécu final, il y a donc des variantes, deux en particulier. En premier lieu, on trouve le cas où la fin, choisie par les auteurs, est satisfaisante. Les lignes narratives sont conclues d’une manière qui convainc une majorité de fans et le trajet des personnages arrive à un épilogue qui lui donne un sens.
Dans ce cas, pour les fans, même si un fantasme de continuité éternelle persiste souvent, il y a aussi un sentiment d’accomplissement et de reconnaissance pour les bons moments. Bien sûr, cela reste ambigu, on est partagé entre le fait que l’on aurait souhaité que cela dure pour toujours et le fait qu’une histoire est faite pour se conclure, mais certaines séries arrivent à se terminer sans que la frustration soit trop grande. À cela s’ajoute le fait que les fins, en particulier dans le cas des longues séries télévisées, sont souvent l’occasion de cadeaux aux fans, le retour d’acteurs ayant quitté le show depuis longtemps comme dans Urgences où Georges Clooney revient faire une apparition dans l’un des derniers épisodes, un montage hommage aux meilleurs moments, ou encore un long plan sur les décors comme à la fin de Friends. Ça peut être taxé de « fan-service », un terme souvent péjoratif désignant le fait de vouloir plaire aux fans de manière démagogique, mais c’est souvent pardonné et apprécié lors de la fin qui a forcément des accents nostalgiques. La fin sous cette forme reste un moment complexe à surmonter, mais plus facile à accepter et donne lieu à la possibilité d’un nouveau visionnage individuel ou collectif durant lequel on sait que l’on ne sera pas déçu de cette nouvelle visite.
Et puis il y a l’autre cas, celui de la fin non voulue, faute d’audience, du départ des acteurs principaux, ou d’une dégradation de la qualité. Les raisons d’une annulation peuvent être nombreuses et rares sont les séries qui vont jusqu’à une fin pleinement envisagée comme telle par les créateurs. Ajoutons aussi le cas proche de la fin voulue, mais bâclée, non satisfaisante (Game of Thrones a récemment été l’objet de telles accusations). Dans ce cas, c’est assez différent. Si la tristesse est là aussi, voire encore plus, elle se mêle souvent de colère et d’un sentiment d’avoir un peu perdu son temps ou d’une frustration que l’histoire ne soit pas allée à son terme. Avec l’émergence des réseaux sociaux, la frustration engendrée par ce type de fin a connu une immense montée en visibilité qui peut ternir l’image des auteurs, du diffuseur, voire de la société de production. Et les fans ne manquent donc pas de faire entendre leurs voix. Parfois, cela peut avoir un effet, par exemple la présence d’une fin alternative présente sur le DVD pour une série comme How I Met Your Mother. Mais au-delà d’une envie de réparation, il s’agit aussi tout simplement de faire entendre une déception dans un processus de mise en collectivité de la colère la rendant partagée, partageable, et donc créant des solidarités au sein du groupe. C’est ainsi que commence l’après, et les stratégies pour continuer de faire exister l’objet dans la vie des fans.
le monde d’après
Dans les deux cas, il faut apprendre à vivre avec et cela transforme l’expérience des fans vis-à-vis de l’objet et de la communauté. Rebecca Williams note, et je l’ai constaté aussi dans mes recherches, que bien souvent chez les fans les plus engagés, les plus passionnés, la fin est un moment où on peut devenir encore plus fan, où se renforce l’attachement. Cela peut paraître paradoxal puisque l’on pourrait s’attendre à une passion qui s’émousse avec le temps si aucun nouveau contenu n’est produit. C’est le cas pour une majorité bien sûr, mais pour d’autres cela permet de séparer le bon grain de l’ivraie. En effet, dans les communautés, l’authenticité et le fait d’être un ou une vraie fan sont des enjeux très importants et parmi les nombreux critères acceptés collectivement comme norme d’authenticité, il y a justement la loyauté, le fait de rester fidèle quand la série est moins au centre des discussions publiques. C’est quelque chose que l’on peut constater d’ailleurs avant la fin, je l’avais observé lors d’une étude sur les fans de The X-Files, qui étaient très fiers de continuer de regarder la série après la saison 5 alors que la série était passée de mode et n’était plus le phénomène médiatique du moment. Ils étaient restés, tout en notant eux-mêmes une baisse de qualité, et cela renforçait la communauté même si elle avait perdu des membres. On peut même observer cela sur un temps plus long, comme l’a fait le chercheur français Philippe Le Guern qui a étudié les fans de la série Le Prisonnier plus de quarante ans après la fin de cette série qui ne possède qu’une seule et unique saison. Il montre bien que ces individus, certes peu nombreux, se sentent être de véritables happy few définis par leur loyauté et leur longue dévotion à cette série culte. Bien sûr, cela nécessite du travail, on ne vit pas dans le monde d’après l’objet sans quelques efforts.
Alors quelles sont les tactiques pour faire durer le plaisir au-delà de la fin ? On peut commencer par celles mises en place non pas par le public mais par les producteurs bien conscients que ce vide peut être comblé en partie par d’autres contenus sous d’autres formes. Game of Thrones est terminée certes, mais HBO nous prépare de nombreux spin-offs. Big Bang Theory est finie mais dans la foulée est lancée Young Sheldon qui explore la vie d’un des personnages principaux. Cela ne fonctionne pas toujours (on se souvient du spin-off raté de Friends consacré à Joey) et ne remplacera jamais vraiment l’œuvre d’origine, mais cela permet de capitaliser sur son succès. C’est là aussi que des stratégies transmédiatiques peuvent se mettre en place. Kaamelott, Buffy, et bien d’autres ont eu des déclinaisons en BD, certaines ont eu des suites sous forme de romans, de jeux vidéo et même de films, comme Downton Abbey. Les industries peuvent utiliser d’autres supports médiatiques pour continuer à créer du contenu souvent moins cher à produire et réservé à la niche des fans. La fin d’une série n’est donc pas toujours la fin d’un univers de fiction. Quelques années plus tard, jouant la carte de la nostalgie, les producteurs peuvent aussi nous proposer des reboots (Magnum, MacGyver), ou des suites (The X-files, Dexter). Et quand les producteurs sont réticents, le créateur peut parfois compter sur la communauté de fans pour contribuer à financer une continuation comme ce fut le cas pour le film Veronica Mars.
Du côté des fans, en particulier si la fin n’est pas celle souhaitée, la première solution peut être une forme de mobilisation. Lettres, pétitions, protestations, mouvement de réservation massif des DVD, et même achat d’espace publicitaire, tout a été tenté pour prolonger des œuvres annulées trop tôt. C’est encore un bon moyen pour souder la communauté autour d’une cause commune, une lutte est toujours un moment où les liens se renforcent. Le problème est que quand ça ne marche pas le désespoir revient vite et il faut apprendre à vivre avec le fait que c’est vraiment fini. Là aussi, la communauté joue un grand rôle, on se console, on discute des meilleurs moments, on revoit la série ensemble, etc. Et même en solitaire, on peut s’engager dans un cycle régulier de retour vers l’œuvre, on se refait l’intégralité tous les deux ans, on trouve de nouveaux détails dans l’œuvre, on y revient avec un œil neuf. L’objet peut continuer de nous suivre et peut même être transmis à d’autres qu’on encourage et accompagne dans leur découverte, ce qui permet de retrouver une forme de fraîcheur vis-à-vis de l’œuvre dans leur regard.
On peut aussi, à la manière des producteurs et de leurs suites transmédiatiques officielles, continuer l’œuvre soi-même. Il s’agit alors d’écrire des fanfictions, de créer des fanarts, de faire du jeu de rôle dans l’univers de fiction, de tourner ses propres petits films. Les possibilités d’ajouts non-officiels, non canons pour reprendre le vocabulaire des fans à propos d’un contenu créé par la communauté, sont sans fin. Et pour ceux qui n’ont pas envie de créer du contenu, il peut s’agir tout simplement de consommer celui des autres. Rien que sur les gros sites de fanfiction, peu de sagas populaires échappent à un contenu qu’une vie ne suffirait pas à dévorer. Si les créateurs sont les seuls à pouvoir produire du contenu officiel, de nombreuses séries continuent à vivre avec une grande vivacité grâce aux outils d’autopublication disponibles en ligne.
Rebecca Williams ajoute aussi que bien souvent les fans vont prolonger leur goût de l’objet en suivant tous ceux qui y ont contribué. Elle donne ainsi l’exemple de fans de la série Torchwood (spin-off de Doctor Who) qui, lorsqu’elle s’est arrêtée, a conduit de nombreux fans à suivre la série Arrow dans laquelle joue John Barrowman, acteur présent dans Torchwood. On peut alors suivre la carrière de tous les membres de l’équipe, non seulement acteurs et actrices, mais aussi bien sûr créateurs, scénaristes, réalisateurs, etc. Suivre l’équipe montre que le fan connaît bien les coulisses de son œuvre favorite et permet d’en retrouver des traces un peu partout, qui vont à chaque fois déclencher une petite réaction émotionnelle à la vue du générique d’une nouvelle série.
Enfin, la dernière manière de ne pas trop souffrir de la fin est d’être multi-fan. On est rarement fan d’une seule œuvre, souvent de tout un répertoire d’œuvres, voire d’un genre de prédilection tout entier (science-fiction, fantasy, romance…). Partager sa passion entre plusieurs objets permet de se protéger de la fin de l’un d’entre eux. On voit d’ailleurs souvent sur les réseaux sociaux des fans exprimer avec anxiété des phrases du type « telle série et telle série ont été arrêtées, pitié épargnez-nous telle autre ! », le sous-entendu étant : « Laissez-moi quelque chose à quoi m’accrocher ». En étant fan multiple, on s’assure la continuité de la stabilité ontologique évoquée plus haut, ça ne rend pas la fin plus facile, mais cela permet de s’en remettre plus facilement, à l’heure de la peak TV. C’est pour cela que dans mes travaux je m’intéresse énormément à l’entrelacement des passions et comment elles font sens pour chacun de manière globale et non isolées. Une absence est alors toujours compensée par une présence nouvelle ou ancienne et permet de vivre avec ces fins qui ne sont jamais anodines.