For all mankind, ou l’uchronie du libre choix
par Antoine Faure, le 24 février 2022
1969, la course à l’espace rythme la Guerre Froide. Les États-Unis ne parviennent pas à rivaliser avec la Russie, après Laïka, Youri Gagarine et Valentina Tereshkova, première femme à avoir effectué un vol spatial. Dans la série For All Mankind (Apple+, 2019-), Neil Armstrong est devancé par Alexei Leonov, premier homme à poser le pied sur la Lune.
L’uchronie est en place. John Lennon ne meurt pas en 1980 et devient la figure pacifiste de référence dans les médias. Et la course à l’espace ne s’arrête jamais. Les formes de la Guerre Froide sont explorées par un scénario dans lequel les États-Unis cherchent à rattraper leur retard sur les succès soviétiques. Pour ce faire, la série suit les aventures et les transformations de la NASA en plaçant le centre de contrôle (Houston) au centre de la fiction, en contact permanent avec la Maison-Blanche, que ce soit sous la présidence de Ted Kennedy (1972-1976) ou de Ronald Reagan (1976-1984).
L’uchronie s’accélère lorsque, quinze jours après Leonov, Anastasia Belikova est la première femme à marcher sur la surface de la Lune. Dans la série, la synchronisation télévisuelle de l’événement à échelle mondiale fait d’elle une icône planétaire et une source d’inspiration, notamment pour les femmes et les jeunes filles (comme le montre le personnage d’Aleida). Alors que la NASA avait suspendu un programme de formation des femmes astronautes en 1963, les rapports de force bipolaires obligent à le redémarrer. Après une longue et dure préparation, quatre femmes, dont une d’origine afro-américaine, sont sélectionnées et réalisent des prouesses en salle de commande, en orbite ou sur la Lune.
La question de l’égalité entre les sexes arrive très tôt dans la série. La deuxième saison se termine sur un scénario où tous les postes de décision à la NASA sont occupés par des femmes (mais pas au Pentagone), alors que leur participation aux vols et à la conquête de l’espace s’intensifie et se normalise. Sur le plan social, on voit comment ce programme participe à une forme de libération des femmes américaines (travail et relations professionnelles, divorce, relations conjugales, etc.), même avec des difficultés et des tensions dans les relations publiques et privées entre les personnages (micro-machismes, conservatisme des femmes dominantes et instrumentalisations). En revanche, un vieux fond réactionnaire se manifeste à l’égard des questions raciales, de genres et de diversité sexuelle.
Dans la deuxième saison, qui fait un bond dans le temps jusqu’en 1983, l’histoire se concentre sur les tensions stratégiques et géopolitiques que génère la course à l’espace (la conquête territoriale de la Lune et de ses ressources, tout comme le développement de bases spatiales qui permettront d’atteindre Mars). La guerre est toujours froide, mais les confrontations se font directes, que ce soit sur Terre, sur la Lune ou dans l’espace.
La question du genre devient plus complexe lorsqu’elle est liée à la question raciale. Quant aux diversités sexuelles, le récit fait errer la question dans les complexités de l’Administration, même si certains progrès sont perceptibles dans la vie quotidienne. Beaucoup plus lent que dans la première saison, le récit adopte une perspective moins sociale et se concentre davantage sur les trajectoires biographiques des personnages, de leurs familles et de la communauté de la NASA.
Un arc narratif montre comment les pilotes américains et soviétiques en viennent à se sentir appartenir à un espace commun, mêlant communauté professionnelle, héroïsme et utopie spatiale. Au bord du conflit armé et nucléaire, la série présente une solidarité et une volonté mêlées d’héroïsme qui pourraient inverser les menaces de guerre, alors même qu’il existe toujours une suspicion latente quant aux intentions soviétiques.
En reprenant ses droits, la fiction réactive également une question que la série soulevait dès le premier épisode, celle du libre choix dans une organisation, contre la hiérarchie, face à la bureaucratie ou au pouvoir politique. Dans le pilote, l’astronaute Ed Baldwin remettait publiquement en question l’ordre tiédasse que lui a donné Houston de ne pas se poser sur la Lune. Une décision libre de sa part aurait donné la primeur à l’Occident, au moment de poser le pied sur le satellite de la Terre. Le dilemme se répète fréquemment au fil des épisodes, à travers des personnages rebelles, des situations d’urgence ou des conflits organisationnels. Ces décisions sont souvent basées sur des informations déguisées qui circulent entre Houston et la Cité des Étoiles (qui héberge le centre d’entraînement des cosmonautes), contre le Pentagone et les militaires des deux blocs. Même les Soviétiques – malheureusement trop peu présents dans la série – agissent parfois contre le Parti et son secrétaire général, Andropov, qui a succédé à Brejnev dans la fiction aussi. Au point que la décision de procéder à la manœuvre d’amarrage entre Apollo et Soyouz en vient à être prise contre les ordres même du président Reagan, qui finit d’ailleurs par capitaliser politiquement sur ce choix fait sans son accord et félicite l’administratrice de la NASA.
C’est la position politique de la série, qui laisse toujours la place à la décision individuelle (ou réduite à de petites équipes) pour triompher. La fiction finit par montrer la rigidité de la bureaucratie à partir du contre-exemple classique (l’URSS) et du fonctionnement même de la NASA. Via l’uchronie, For All Mankind explore l’histoire du libre raisonnement et du noyau individuel de la décision. Reste à savoir quelles directions prendra la troisième saison – que les scénaristes situent en 1995 par l’apparition à l’écran, durant la dernière scène, de bottes marchant sur une terre rouge, probablement Mars –, prévue pour l’automne 2022.
Une première version de ce texte a été publiée en espagnol sur le site Diario USACH.