La gotham de batman, une géographie des peurs américaines

par David Neuman et Fabien Vergez, le 9 janvier 2023

Batman: The Animated Series (Fox, 1992-1995) a su créer une ambiance visuelle singulière immédiatement identifiable. Évoluant à la croisée de plusieurs univers graphiques, entre esthétique comics et expressionnisme, sa portée symbolique et iconique mobilise autant de références qu’elle en produit.

Surveiller et punir

Le générique emblématique de la série assimile Batman a une figure de la police et du contrôle. Le regard omniscient du justicier masqué s’assimile à celui d’une police, elle aussi sans visage, qui surveille et contrôle la ville depuis le ciel. Ces deux archétypes finissent par s’assembler complètement dans la série Watchmen de Damon Lindelof (2019), elle aussi adaptée d’un comics culte, où collaborent policiers masqués et justiciers dans les mêmes enquêtes.

Parmi les hyper-lieux de la série, il est révélateur que le tribunal, la prison de Gotham et l’asile d’Arkham, mis en scène dès l’épisode Christmas with the Joker (S1E2), lieux d’enfermement et de contrôle par excellence, reviennent à plusieurs reprises au cours de la série, voire s’y déroulent intégralement ou en partie tels l’épisode « Dreams in Darkness » (S1E28) à Arkham ou l’épisode « I Am the Night » (E49S1) qui nous dévoile l’intérieur du pénitencier de la ville. L’enfermement apparaît donc comme le but final de l’action de Batman dans la ville à travers la relégation de la marginalité. A ce titre les psychiatres, juges et policiers sont donc des figures majeures de la série, supplétifs d’une justice masquée et omnisciente.

Une identité visuelle ancrée dans la première partie du XXème siècle

Le personnage de Batman naît en 1939, et une partie de son identité visuelle se structure  de manière originelle. La série animée Batman évolue visuellement quelque part entre les années 1920 (l’exposition Art Déco de Paris datant de 1925) et les années 1950. De très nombreuses références cinématographiques étayent ces rappels. Ainsi la figure du dirigeable est omniprésente dans le générique ou dans l’épisode Nothing to Fear (S1E3) avec l’Épouvantail. L’affiche du film Madame Satan de Cecil B. DeMille (1930) est ainsi quasiment reprise dans l’épisode, les éléments marquants de l’affiche, le masque à cornes et le dirigeable en flammes, étant revisités au regard de l’univers de Batman.

Dans l’épisode The Clock King (S1E25), le combat sur une pendule géante, renvoie au Safety Last (Monte là-dessus) de 1923, film muet où figure la célébrissime scène dans laquelle Harold Lloyd se retrouve pendu aux aiguilles.

L’expressionnisme constitue également une influence certaine tant dans son esthétique sur les contrastes d’ombres que dans les thématiques comme nous le verrons ensuite. Un pont est dressé avec l’esthétique du film noir des années 1940 et 1950. Il est tout particulièrement exploré dans la série, que ce soit sur le plan vestimentaire (le trench coat et le chapeau mou des gangsters du générique) ou la figure de la femme fatale et vénéneuse au sens premier du terme, incarnée ici par exemple par Poison Ivy dans l’épisode Pretty Poison (S1E5).

Les clairs obscurs et les oiseaux de nuit nous projettent dans le Nighthawks (1942) d’Edward Hopper, dont la série a décalqué l’esthétique de diners bon marché de centre-ville, de clairs-obscurs liés à l’arrivée des néons dans les villes.

Les figures du capitalisme

La série met en scène un capitalisme traditionnel, représenté à la fois par les grandes familles américaines, à l’image du personnage du Pingouin, incarnation physique d’un capitalisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, avec son chapeau haut de forme, son monocle, sa redingote et son porte-cigarette. N’oublions pas non plus que Bruce Wayne, l’alter ego de Batman, est lui aussi un héritier de la grande bourgeoisie, et qu’il évolue entre galas de charité et repas avec le maire ou le procureur de la ville.

Les sièges d’entreprises, symboles là aussi du capitalisme, constituent des lieux centraux de la géographie de Gotham, cible des agressions de l’iconique galerie de vilains de l’univers de Batman. Ainsi Phoenix Pharmaceuticals est attaquée par Man-Bat dans l’épisode 1 ou Gothcorp Inc par Mister Freeze dans l’épisode « Heart of Ice » (S1E14).

Le signal que le commissaire Gordon projette sur le ciel de Gotham, avec son logo très graphique, peut être apparenté à une forme d’appropriation spatiale, sous la forme d’un branding de la ville, ce qu’est Gotham réellement, la ville de Batman. La figure de Batman prend une double portée, à la fois emblème d’une marque modélisée et mondialisée, érigée sur le toit d’un building et produit le plus lucratif de la production super-héroïque, déclinée sous la forme de comics, de films, de figurines, de déguisements…

La déliquescence urbaine

N’oublions pas que la série commence en 1992, la gentrification et la réhabilitation de New-York ne se font que dans la deuxième partie des années 1990, sous l’impulsion notamment de Rudy Giuliani (les sex-shops sont ainsi chassés de Times Square en 1998). Les villes américaines ont encore en partie cette image héritée des années 1970 et 1980, de lieux repoussoirs, gangrenés par la violence, bien avant la gentrification qui se prépare. Batman évolue dans les ruines de sa ville…

La mise en scène d’une Gotham en proie à des problèmes de gestion urbaine renvoie directement à cette peur de la défonctionnalisation et à la transformation de la ville en junkspace. Théorisé par l’architecte Rem Koolhaas, « l’espace poubelle » exprime l’idée selon laquelle les aménagements qui perdent leur sens n’ont plus d’existence concrète dans les urbanités contemporaines.

Gratte-ciels en déshérence, banques dévalisées et tunnels abandonnés sont des figures importantes de l’anxiété urbaine.

Gotham, cité des marges

Cette mise en scène ne va pas sans rappeler l’engouement actuel dans les métropoles contemporaines pour l’exploration des espaces laissés en friches. L’urbex, pratique popularisée par les réseaux sociaux, consiste en un réinvestissement par le corps de villes devenues inhumaines. Certainement malgré lui, Bruce Wayne se retrouve donc en pionnier de l’exploration urbaine, et trouve en Batman un alter ego ruineur comme le célèbre Ninjalicious, souvent considéré comme un des fondateurs de la discipline. Le pseudonyme de Batman et l’anonymat qui caractérise l’urbex répondent aux mêmes exigences. Intervenir dans l’espace urbain n’est pas sans conséquences et il faut se protéger des potentielles poursuites judiciaires qu’une errance dans les marges peut générer. 

Un puissant imaginaire urbain 

« Ils ont allumé le projecteur, tout est noir par ici, […] j’monte sur Gotham, Gotham City »

En 2018, le rappeur français Booba publie le clip de Gotham, hymne sombre et puissant déjà multimillionnaire sur les plateformes de streaming. La mise en image du titre est un hommage à l’animé originel dont il reprend les codes. Cette lecture contemporaine d’une urbanité en crise, la mise en musique d’une ville-archétype par un auteur connu pour sa lecture sans fard des tensions socio-spatiales illustre à quel point les représentations issues de la série sont fortes. 

L’écriture en clair-obscur et la mise en scène de la lutte entre le bien et le mal au travers de métaphores liées aux angoisses urbaines sont des thèmes importants abordés par les rappeurs français. Il semble alors logique de retrouver l’esthétique dark deco dans les « métagores » du célèbre chanteur de Boulogne-Billancourt. On retrouve tout le champ lexical de la série, la plongée dans la ville, les gratte-ciels, la banque et les espaces en déprise au sein desquels le chanteur-narrateur tente de se faire une place. Dystopie du passé qui éclaire l’avenir, la vision urbaine développée dans la série est plus qu’un décor, elle a influencé une génération de spectateurs et porte en elle les grandes fractures de la ville contemporaine. 

Batman contre Burgess

Le modèle de Burgess, fondé sur l’étude de Chicago a montré l’importance de l’économie dans la modification des formes urbaines. On entre dans Gotham  par une vue de la banque, les enjeux économiques et psychologiques se croisent. La famille Wayne, toujours définie par sa richesse, figure un motif récurrent, économique donc mais l’assassinat fondateur a une traduction urbaine Le danger est partout dans la ville et, pour sa propre sécurité, Batman doit s’en éloigner. Il n’est pas imperméable aux angoisses qui saisissent les autres habitants de Gotham. La ville est ainsi tiraillée entre une tentation du vide – les espaces abandonnés sont extrêmement présents à l’écran – et une volonté de reconquête. Il y a donc un mouvement inverse aux propositions de Burgess.

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