Représentation des rapports de pouvoir : la saison 23 de Law & Order : Special Victims Unit


par Jeanne Hébert

Depuis septembre 1999, la série américaine Law & Order : Special Victims Unit (New York, unité spéciale), créée par Dick Wolf, suit une « équipe de détectives spécialement formée à New York, [qui] enquête sur les crimes à caractère sexuel ». Au fil des saisons, le casting a connu de nombreux changements, au même titre que l’ambition de la série qui, ces dernières années, s’est de plus en plus appliquée à s’inspirer de faits réels pour refléter les évolutions de la société américaine.

La saison 23 débute dans cette optique : en empruntant à l’affaire DSK, les deux premiers épisodes confrontent l’unité spéciale à des figures politiques, et en particulier à un personnage fictionnel, le membre du Congrès Justin Howard. A la fin de la saison 22, ce dernier est en effet accusé de viol, ce qui met au jour un réseau de prostitution forcée impliquant de nombreuses personnalités politiques. En mettant en scène la poursuite et la fin de cette enquête à forts enjeux politiques et policiers, la série se constitue ainsi comme un dispositif de révélation et de représentation des rapports de pouvoir : au sein de l’intrigue, l’enquête policière dévoile des rapports de force inégaux ; au sein de l’intime, les victimes autant que les membres de l’unité font face à la question de la domination. L’écran de la série se déploie également au sein des scènes : les écrans, de télévision ou d’ordinateur, viennent projeter et discuter ces relations qui se fondent sur la confrontation et l’opposition.

Capitaine Benson, Détective Rollins, Substitut du procureur Carisi, Chef Garland, Chef McGrath, Justin Howard (membre du Congrès)

Politique contre policier

Les relations de pouvoir apparaissent tout d’abord au niveau habituel de l’enquête policière : l’unité est confrontée à un homme puissant, haut placé dans la société, Justin Howard. Ce dernier conclut un marché avec le bureau du procureur : il dévoile les personnes impliquées dans le réseau de prostitution, en échange d’une réduction de peine.

C’est cet espace de négociation qui est mis en scène ici : d’un côté, Howard et son avocat, de l’autre, la capitaine Benson et le substitut du procureur Carisi. Le montage insiste sur la supériorité de Howard : alors qu’on voit une victime à l’écran, c’est la voix de Howard qu’on entend. Sa voix est donc plus importante que celle de sa victime, puisqu’il fait partie de la haute société de New York. Il le dit lui-même : « Je ne suis qu’à quelques jours de lancer mon comité d’action politique, personne ne croira ces… victimes. ».

La rencontre commence sur un schéma classique de négociations, qui dévie rapidement vers des menaces. Le montage réitère son procédé : alors que Benson est à l’écran, c’est Howard qu’on entend. Cette fois-ci, c’est la voix des policiers et procureurs qu’il cherche à supplanter, en utilisant l’argument de son futur : « Je n’irai pas en prison. Je serai président. » La carrière politique l’emporte sur tout, et en particulier sur la carrière des policiers : « Alors vous savez que cet homme passe deux coups de téléphone et vous êtes virés, (claque des doigts) comme ça, du bureau du procureur ? Et vous, vous faites la circulation à Staten Island avec votre ancien patron. », déclare Howard (à propos de son avocat). Cette menace révèle les véritables détenteurs du pouvoir policier : les plus hauts-gradés de la police, qui peuvent rétrograder n’importe lequel de leur subordonné. Ces individus sont la représentation d’une entité, le pouvoir : Howard rappelle ainsi à Benson et au spectateur que l’unité est à la merci de ses chefs, et que s’attaquer à lui signifie mettre leur carrière en danger.

L’une des nouveautés de la saison 23 est de donner un visage à cette entité, en la personne du chef McGrath. Ce dernier appartient à l’arrière-garde, qui s’oppose régulièrement à une vision plus moderne portée par Benson et son unité.

Ces deux visions du monde s’opposent et se cristallisent dans cette séquence : d’un côté, McGrath ; de l’autre, l’Unité Spéciale. D’un côté, l’envie de boucler l’enquête rapidement ; de l’autre, le souhait de consolider le dossier avant d’agir. L’expérience des enquêteurs entre en jeu, mais pas en compte, car c’est McGrath qui a le dernier mot, et qui décide que tous les moyens sont bons pour clore l’enquête – y compris utiliser l’une des adolescentes victimes de Howard pour le piéger. McGrath ne montre aucune empathie, ce que les victimes ont vécu lui importe peu, il veut des résultats : « La chaîne de commandement est constamment stigmatisée et remise à plat, sinon dans les faits au moins dans l’esprit. De plus, cette hiérarchie ne paraît pas envisager les subalternes comme des êtres humains » (Nicolas Simon). A l’inverse, Benson et son unité font constamment preuve de respect et d’empathie vis-à-vis des victimes qu’ils cherchent à aider.

La confrontation se rejoue plusieurs fois au cours de ces deux épisodes. Dans cette séquence, la caméra, placée à l’extérieur du bureau, filme la scène à travers la vitre : ce type de plan est régulièrement associé aux tractations politiques, à ceci près que d’ordinaire le spectateur adopte le point de vue d’un personnage hors de la pièce et n’entend donc pas ce qui y est dit. Ici, la caméra symbolise son artificialité, en donnant accès au spectateur à ces tractations de pouvoir : McGrath n’est pas le supérieur direct de Benson, pourtant il agit comme tel. Il usurpe la place d’un autre, et entraîne Benson avec lui en lui demandant de garder une information secrète. Ce qui importe à McGrath, c’est de prendre le contrôle de la direction dans laquelle va travailler l’unité.

Les procédés de mise en scène associés à Howard sont également l’apanage de McGrath : alors qu’on voit Benson à l’écran, c’est McGrath qu’on entend parler. McGrath, comme Howard, est du côté du pouvoir abusif : ils coupent la parole, parlent plus fort que les autres. L’audio vient signifier cette tension entre Benson et McGrath : même quand celui-ci arrête de parler, la musique poursuit la mise en scène de leur opposition, en allant crescendo avant de s’achever sur quelques notes explosives de percussions. Tous les aspects du montage ont une valeur de confrontation, et convergent vers la mise en regard de deux visions et attitudes différentes, aux antipodes l’une de l’autre.

Masculinité et intime

Les enjeux politiques ont opéré un glissement du cadre de l’enquête vers l’institution policière, présentant ainsi la tension sur laquelle se construira l’ensemble de la saison : Benson contre McGrath, l’humain contre les résultats. Ces enjeux opèrent un second glissement, cette fois-ci vers le domaine de l’intime.


Dans le cadre d’une discussion entre l’une des victimes, accompagnée de ses parents, et deux détectives de l’unité, les rapports de force se rejouent à un niveau micro-diégétique, et sont à la fois réaffirmés et remis en cause. La disposition des corps est intéressante : les trois femmes sont assises, les deux hommes debout. Ce qui commence comme une simple déposition est tout de suite parasité par la présence du père de la victime : ce dernier est d’abord hors-champ, puis à l’arrière-plan, puis seul à l’écran. Cette progression vers le premier plan fonctionne sur le même système que les discours de Howard et McGrath, mais il s’agit ici de s’imposer à l’écran, autant que dans les discours. Dès sa première prise de parole, le père s’oppose aux enquêteurs : la discussion devient confrontation. La situation policière est détournée, elle ne sert plus uniquement la narration, elle joue également un rôle symbolique : mettre en scène la masculinité.

Le père de Jenna incarne ainsi un homme ignorant : « Je ne sais même pas ce qu’on fait ici. » Son ignorance fait se retourner les arguments habituels des enquêteurs contre eux : « J’ai appris à ma fille à se débrouiller toute seule. Si elle dit qu’il n’a rien fait, alors il n’a rien fait. ». D’ordinaire, lors des affaires he said/she said (il a dit/elle a dit), les enquêteurs de la série croient la victime, qui est dans la majorité des cas une femme : le père met à profit cette même attitude, il croit sa fille plus que les enquêteurs, mais échoue néanmoins à voir tous les enjeux. Au contraire des détectives, dont le travail est justement d’aller plus loin que la parole initiale, le père s’arrête à une lecture superficielle. Le fait qu’il soit le seul personnage en mouvement est également symbolique de son incapacité à s’arrêter et à voir davantage : les allers-retours signifient la superficialité de sa lecture des faits, qui passe et repasse dessus sans lire entre les lignes.

A plusieurs reprises, la détective Rollins tente de reprendre le contrôle de la conversation et de la réinscrire dans le cadre de l’enquête, mais les interventions du père court-circuitent ses tentatives à chaque fois. Quant à la victime et sa mère, elles sont réduites au silence, à des phrases si courtes qu’elles sont insignifiantes : même s’il a tort, elles ont tellement peur de lui qu’elles n’osent le contredire. Le père incarne la masculinité toxique : patriarche sévère et autoritaire, ignorant et refusant les critiques. Ce n’est que lorsque Rollins se lève pour se mettre à sa hauteur qu’il reconnaît son autorité, quoique brièvement et partiellement. L’occupation de l’espace est significative : les deux hommes sont debout, bougent, s’avancent l’un vers l’autre ; les femmes sont assises, silencieuses, avec la caméra qui file au-dessus de leurs têtes. Ce n’est que lorsque Rollins joue elle aussi le jeu de l’occupation de l’espace que les hommes s’arrêtent : elle s’interpose physiquement pour reprendre le contrôle, fait intervenir le corps là où le dialogue a échoué. En raison de l’attitude du père, la discussion témoigne d’une aporie, d’une aphasie : la musique finit par occuper l’espace sonore, car il n’y a plus rien à dire – si tant est qu’il y avait quelque chose à dire.


Le début de la saison 23 voit également deux membres de l’Unité Spéciale s’en aller : l’une des détectives, mais également le supérieur direct de Benson, le chef Garland. Ce dernier avait déjà été, tout au long de la saison 22, en opposition croissante avec les autres chefs de la police. Cette opposition arrive à son terme avec son départ : alors que Garland ne tourne pas le dos aux victimes, ses pairs lui tournent le dos. McGrath n’apporte pas son soutien à Garland, sans quoi il passerait pour un traître aux yeux des autres chefs de police, ce qu’il ne peut se permettre. Garland était destiné à être exilé : sa voix n’est pas écoutée, il a l’impression que, malgré ses efforts, rien ne change au sein de la police. Exsangue, il décide donc de quitter les forces de l’ordre, plutôt que de continuer à se battre pour les réformer.

Avec lui, c’est également un intermédiaire entre Benson et McGrath qui disparaît : la capitaine et le chef se retrouvent ainsi directement confrontés ; et ce d’autant plus que McGrath prend la place de Garland et devient le supérieur direct auquel l’unité doit référer. La tension est bien présente : quand McGrath déclare « Vous me ferez vos rapports directement, d’accord ? », Benson ne répond pas. Or, le silence est souvent un objet problématique dans l’espace de l’unité. Dans le cas des viols, le silence ne fait pas office de consentement : le silence de Benson resémantise cette prise de position dans le cadre du rapport hiérarchique. Le silence n’est plus uniquement problématique au niveau légal (de l’enquête), il le devient également au niveau politique.

Écrans et politiques

Tout au long de ces deux épisodes, la caméra filme plusieurs fois des écrans, qui se transforment alors en vecteur de narration et de prise de position.

Les policiers apprennent que l’un des leurs a été blessé


Sur cet écran de télévision, regardé par plusieurs officiers de police, est projeté ce qui ressemble à un journal télévisé, dont le titre, « Un détective de la police de New York blessé par balles à Brooklyn », fait référence à un élément diégétique : l’une des détectives de l’unité a en effet été blessée au cours d’une intervention. Cependant, nous ne voyons aucun personnage de la série sur cet écran, mais des inconnus : l’écran n’a qu’une fonction narrative, qui résume le déroulement de l’épisode et permet la continuité de l’intrigue. Cette continuité est redoublée par les mouvements fluides de la caméra, qui panote et permet de remettre en situation le gros plan sur l’écran.

Benson surveille la discussion entre les individus impliqués dans le réseau de prostitution


La caméra adopte la même fluidité en faisant des gros plans sur des écrans d’ordinateur, et en particulier sur celui de Benson. Cette dernière, assise à son bureau, regarde sur son écran la personne sur laquelle elle est en train d’enquêter, Justin Howard. L’écran permet de connecter Benson au reste de son équipe : on passe d’être dans le lieu à voir le lieu. Il intervient également comme pont au sein de la narration : il rappelle ce que le spectateur vient de voir, et annonce une nouvelle scène, de nouveaux enjeux. Lorsque, plus tard dans les épisodes, la caméra refait un gros plan sur l’ordinateur de Benson, celle-ci regarde ce qui semble être des graphiques : l’enquête est finie, l’ordinateur n’est plus qu’un accessoire. Mais un accessoire signifiant : regarder des données, c’est annoncer l’arrivée de McGrath, qui privilégie les résultats à l’humain.

Benson observe un tableau rempli de données


La composition parallèle de ces plans produit un effet de boucle : mêmes mouvements de caméra, mêmes personnes, même ordinateur. Mais l’ordinateur est dépouillé de sa capacité de contact, de connexion : le lien est rompu, d’une part parce que l’enquête est finie, d’autre part parce que les personnes que Benson regardait à l’écran sont décédées. Ces morts sont, dans un sens, provoquées par l’impulsivité de McGrath, qui ordonne d’arrêter rapidement Howard : ce dernier demande alors à son avocat de le sortir de ses problèmes, ce qui passe par l’assassinat des témoins-clés de l’enquête. En remplaçant la caméra-espion par des données, l’écran évacue toute notion d’humain, (re)met en scène la position de McGrath. Et alors que la scène semble s’achever, que Benson rouvre son ordinateur, McGrath ajoute qu’il sera son nouveau supérieur hiérarchique : l’ordinateur est évacué du champ au profit de gros plans sur les visages de Benson et McGrath, mais garde néanmoins une valeur de séparation entre les deux personnages. Il se place entre eux, ouvert, ce n’est plus l’écran qui est filmé mais la coque opaque : il symbolise déjà une faille qui n’aura de cesse de grandir.

Le chef McGrath tient une conférence de presse


Les écrans de télévision viennent redoubler cette représentation de la scission. L’écran ci-dessus est placé dans le bureau de Garland, qui, en tant que chef en charge de l’Unité Spéciale, n’est pas censé regarder l’écran, mais y être. Or, Garland n’a pas été convié à cette conférence de presse, pourtant si importante puisque McGrath annonce les arrestations de personnes influentes. Cette conférence de presse est le moment de révélation des enjeux politiques : enjeu de l’enquête, et enjeu au sein de la police. Alors que Garland et sa secrétaire soulèvent l’idée d’une erreur de communication entre le bureau de McGrath et celui de Garland, le spectateur n’est pas dupe : dans cette séquence, l’écran signale l’impossibilité de communiquer – et par ailleurs, de réformer. La communication est faillible et défaillante : paradoxalement, la conférence de presse met en exergue l’absence de communication. Garland, qui devait faire le lien entre l’Unité Spéciale et les chefs, entre deux visions du monde, est dépouillé de sa fonction d’intermédiaire.

La caméra reprend alors ce rôle à son compte, en mettant en place un procédé de mise en abîme, quasi nécessaire dès qu’un écran en montre un autre. La façon dont l’écran est filmé dit quelque chose de la vision politique de la série et de ses créateurs.

Justin Howard dénonce les accusations comme étant politiques


L’écran de télévision fait à nouveau référence à une scène qui a eu lieu au cours de l’épisode, scène où la presse tente de recueillir l’opinion de Howard sur les accusations portées contre lui : l’écran est filmé en gros plan au moment où Howard repousse le blâme sur l’unité, en posant l’enquête comme étant d’ordre politique. Cette télévision est située dans les bureaux de l’unité spéciale, et est regardée par Benson et Rollins : en se plaçant dans la situation intra-diégétique des détectives, la caméra positionne le spectateur de leur côté. La caméra, et à travers son écran, le spectateur, partagent le même espace physique que l’unité spéciale, et adoptent le même point de vue : tout comme elles, ils voient l’écran de télévision et Howard. Par analogie spatiale, le spectateur est appelé à partager la vision (à la fois regard et opinion) de l’unité, et non celle de Howard.

L’arrestation de Justin Howard est dans tous les journaux télévisés


A travers une énième représentation empruntant aux codes du journal télévisé, l’écran reprend sa fonction de résumé en actualisant l’arrestation de Howard. Tandis que la scène se poursuit, l’écran joue en boucle l’arrestation : au-delà de contraintes techniques (faire un montage d’une émission complète sur son arrestation serait trop coûteux en temps et argent), le dispositif de la boucle a aussi une portée symbolique. Il signifie que c’est toujours la même histoire : un discours porté par la détective qui quitte l’unité à l’issue de ces deux épisodes, qui déplorait que des individus riches et influents tirent profit de leurs connexions et argent pour obtenir des peines réduites. Les puissants échappent aux conséquences légales, et le spectateur est tout aussi impuissant que les membres de l’unité : comme eux, il ne peut que regarder l’histoire se répéter. En mettant en scène cette boucle, l’écran interroge le spectateur sur ses propres convictions. La série nous donne à voir quelque chose qui, selon ses créateurs, ne va pas de soi : le recul de la loi face à la politique.
Tous ces écrans finissent ainsi par mettre en scène un passage de la fiction à la réalité : un passage « des écrans du pouvoir au pouvoir des écrans ».

NB : Cet article est fondé sur un mémoire étudiant de 2022, intitulé Représentations du pouvoir à l’écran dans la saison 23 de Law and Order : Special Victims Unit, rédigé dans le cadre du séminaire « Séries et politique », proposé par Claire Cornillon à l’Université de Nîmes.

15 mai 2023

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