Bridgerton et le rôle du corps

par Erine Pioffret

Depuis 2020 la série de Netflix Bridgerton fait beaucoup parler d’elle, que ce soit dans la pop-culture, sur les réseaux sociaux ou dans les milieux plus universitaires. La série participe directement au phénomène de Regency Core qui s’est récemment développé dans notre société occidentale, avec par exemple plusieurs reproductions historiques de « bals royaux » aux États-Unis et au Canada. Cet effet Regency Core, qui désigne l’engouement pour l’époque historique de la Régence anglaise de 1811 à 1820 au Royaume-Uni, se retrouve notamment dans la mode, dans les décorations d’intérieurs et dans des fictions récentes.  En outre, cette popularité n’est pas sans rappeler le genre filmique du Heritage Film des années 1980 et 1990, qui prenait également pour contexte historique la période de la Régence, l’époque victorienne et même edwardienne, soit le XIXe et le début du XXe siècle britannique ; des films tel que Retour à Howards End (Howards End, James Ivory, 1992), Raison et Sentiments (Sense and Sensibility, Ang Lee, 1995)ou encore Maurice (James Ivory, 1987).

            Mais là où ces films cherchaient à reconstruire fidèlement et visuellement le passé, la série de Netflix affiche au contraire un révisionnisme historique de la Régence anglaise. Les créateurs de la série ont ainsi voulu mêler fiction et histoire, à des fins tant politiques qu’esthétiques, en réinventant des événements historiques et en amenant une vision plus fraîche et jeune de la Régence anglaise, et des Period Films en général. Dès lors, quels sont les différents choix opérés et surtout leurs conséquences esthétiques sur l’identité de la série ? En considérant par exemple les acteurs choisis comme les scènes érotiques, cet article s’attachera alors à comprendre la place du corps dans la première saison de la série.

Affiche promotionnelle de la saison 1 avec les personnages principaux

Bridgerton et Heritage Film

            L’engouement pour la période historique de la Régence n’est pas un phénomène si nouveau que cela, et se retrouve dans le genre du Heritage Film des années 1980 et 1990. A cette époque, de nombreux films prenant pour contexte le XIXe et le début du XXe siècle britannique sont produits, avec des caractéristiques récurrentes : des adaptations littéraires, montrant les intrigues des hautes classes sociales britanniques. Ainsi, ces films ont été perçus par certains critiques universitaires comme « contemplatifs », donnant à voir une vision nostalgique et conservatrice de cette époque. Le passé devient un objet que l’on regarde et que l’on envie, du fait des accessoires et décors. D’un point de vue esthétique, le Heritage Film se caractérise par des plans fixes et d’ensemble, généralement sur les grandes bâtisses utilisées comme décors. Il a même été avancé que les mouvements de caméra servaient davantage à montrer le décor qu’à suivre les personnages et leurs actions… Dans les années 2000, ces caractéristiques furent nuancées par d’autres universitaires[1], notamment sur l’aspect conservateur. En effet, certains y ont vu un caractère plus progressiste, à savoir sur les questions de genre et de sexualité. Par la suite, dans les années 2000, le Post-Heritage s’est donc défini comme cette vision plus progressiste des films faits dans les années 80 et 90, et ceux après les années 2000 étaient conscients des débats autour du genre et des limites de leur représentation du passé[2]. Encore aujourd’hui, le Post-Heritage est employé pour désigner les films et séries contemporaines prenant pour contexte historique les XIXe et XXe siècles. Dès lors, les films des genres Heritage et Post-Heritage ont, dès le début, été appréhendés dans leur manière de représenter politiquement le passé et ce que cette représentation apportait à l’image donnée à cette période.

En ce sens, la série Bridgerton n’est pas si différente, car elle modifie un aspect historique majeur de la Régence anglaise : le point de départ de la série se base sur une théorie historique selon laquelle la Reine Charlotte était descendante des Rois Maures et avait la peau de couleur noire. Dans la série, le mariage de la Reine Charlotte et du Roi Georges III, qui eut lieu historiquement en 1761, aurait permis l’avènement d’une société multiculturelle et tolérante, où les classes supérieures et les titres royaux ne sont plus réservés à la noblesse britannique blanche. Cette uchronie se fonde sur la supposition « et si la Reine Charlotte avait été la première Reine de couleur durant la Régence anglaise » pour réinventer un passé fictif. En imaginant ce passé, l’auteur Chris Van Dusen a revendiqué qu’il n’était pas pour autant question de colorblind casting (c’est-à-dire des auditions à l’aveugle, où l’origine et la couleur de peau des acteurs ne rentrent pas en jeu dans le choix du casting final) mais que les questions contemporaines de diversité ethnique étaient bien au cœur de cette série. De nombreuses critiques ont néanmoins reproché à la série de ne pas aborder des questions politiques de diversité, l’absence de mention de l’esclavagisme en étant un exemple[4]. Dès lors, on peut voir que la série sert à débattre des enjeux contemporains de diversité à l’écran, tout en interrogeant sur la représentation d’un contexte passé.

Mais là où les films du Heritage Film se concentrent sur un patrimoine matériel, avec les bâtiments historiques et les reconstitutions fidèles de décors et accessoires, la série de Netflix met l’accent sur le développement individuel et intime des personnages, et porte une attention particulière à la manière de filmer leur corps.

Un corps qui se montre

Lorsque la presse et les critiques évoquent la série Bridgerton, cette dernière est souvent qualifiée de « chaude », ou « d’excitante ». En effet, la série affiche de nombreuses scènes intimes et érotiques, en se concentrant surtout sur le développement d’intrigues romantiques, et cela de manière même physique. Comme évoqué précédemment, le style esthétique de la série est assez éloigné de celui du Heritage Film. Les décors et demeures utilisés restent splendides et majestueux, mais force est de constater que ce n’est pas là ce qui ressort lorsqu’on analyse le style de la série.

La série Bridgerton se caractérise ainsi par davantage de gros plans sur les personnages et moins de plans d’ensemble, montrant l’importance accordée à l’individu et non au patrimoine historique. Dans cette série, contrairement au Heritage Film, le passé s’appréhende et se représente par le corps des personnages. Aussi, l’importance du corps à l’écran se retrouve dans différents éléments : les mains, les yeux en très gros plan, ou encore les effets de respiration que l’on entend. Ici, il n’est plus question d’afficher les grandes demeures restantes du XIXe siècle en un signe de nostalgie, mais de montrer au spectateur les réactions physiques des personnages, et surtout de les faire ressentir.

Par exemple, la relation entre Daphne et Simon, les deux protagonistes principaux de la saison 1, s’appréhende et se développe en priorité de manière physique. Dès leur rencontre, leur relation a été filmée par le biais de leurs réactions physiques l’un à l’autre, que ce soit par les gestes ou par les regards échangés. Ainsi, bien souvent Simon apparaît filmé du point de vue de Daphne, avec des gros plans sur des parties de son corps, montrant son attirance physique. Par exemple, lors de l’épisode 4 et du match de boxe, Daphne ne cesse de regarder Simon, le champ/contre-champ filmé au ralenti montrant Simon remonter ses manches et exposer ses bras. De son côté, Simon est souvent filmé regardant Daphne, de loin à l’autre bout d’une pièce ou de près lors des scènes de conversation ou de danse.

Daphne et Simon, saison 1, épisode 3, 21:25-24:02

Au début de l’épisode 3, Daphne et Simon se retrouvent seuls dans une galerie de peinture, s’amusant à faire croire à la bonne société qu’ils se courtisent. Daphne entre dans la pièce et se place à côté de Simon, épaule contre épaule, et se tourne vers le mur opposé. Ils sont ainsi sur le même plan, filmés en champ/contre-champ pour voir l’un ou l’autre de face. Tandis qu’ils discutent tout en flirtant l’un avec l’autre, leurs regards alternent entre les tableaux en face d’eux et eux-mêmes. Ils sont alors filmés en gros plan, avec une profondeur de champ, la mise au point étant d’abord sur Daphne puis sur Simon. Lorsque Daphne se retourne, ils se retrouvent ensemble face à un tableau. Tandis que Daphne évoque les sentiments que ce tableau lui procure, à savoir l’intimité, le plan devient plus resserré sur leurs visages, en plan alterné. A la fin de sa phrase, la musique démarre alors, et le montage alterne entre un gros plan sur leurs visages et un gros plan sur leurs mains qui se rapprochent et se frôlent.

Daphne et Simon se tenant la main dans la galerie d’art, saison 1, épisode 3

La tension monte, soulignée par les effets de respirations. Puis d’un coup, un cri retentit, la musique s’arrête et ils sursautent en éloignant leurs mains. Le moment est passé, ils ressortent donc de la galerie sans rien dire. Entre effet de respiration et valorisation des mains, cette scène illustre bien la façon dont se traduisent le désir et la corporalité des personnages dans la série. Ce court extrait souligne l’importance accordée aux personnages, bien plus qu’au patrimoine matériel, comme avec cette galerie d’art qui devient un décor en arrière-plan.

En outre, la saison 1 est ponctuée de plusieurs scènes de relations sexuelles entre les différents personnages. Anthony Bridgerton est introduit dès le début de l’épisode 1 par une scène intime où son corps nu est montré ; son frère Benedict participera lui-même à une soirée libertine entre plusieurs personnages connus de la série, notamment la couturière Madame Delacroix ; ou encore le début de l’épisode 6, qui n’a pas d’autre intérêt narratif que de montrer l’épanouissement sexuel des jeunes mariés en les filmant dans différentes situations érotiques. Il est d’ailleurs intéressant de noter que bon nombre de scènes intimes relèguent littéralement au second plan les grandes demeures et les biens matériels de Simon, le couple faisant l’amour dans plusieurs endroits de la résidence sans se soucier des lieux. En un sens, contrairement aux Heritage Films qui, à force de plans large et plans d’ensemble, mettaient en valeur les bâtiments, ici la grandeur des lieux contraste avec l’acte intime et le souligne davantage.

Daphne et Simon devant leur demeure, saison 1, épisode 6

Pourtant, on pourrait dire qu’insister sur les gestes et regards des personnages n’est pas une nouveauté dans le genre. Force est de constater l’importance des gants et des mains nues lors de scènes de danse dans les Period Drama, comme dans Orgueil et Préjugés (Pride and Prejudice, Joe Wright, 2005) ou dans la dernière adaptation d’Emma (Emma., Autum de Wilde, 2020). Mais là où les autres films et séries d’époques restent bien dans la suggestion, Bridgerton montre. Et cette monstration s’avère aussi politique.

Le corps des femmes dans la série

            Outre son aspect intime exploré par la série, il est intéressant de noter que le corps s’appréhende également de manière plus politique. On pourrait même dire que le cœur de la série se situe dans la politisation du corps. En effet, tout au long de la saison il n’est question que de mariage : qui va épouser qui, comment les jeunes filles doivent se trouver un bon parti, pourquoi il est important d’avoir un héritier… Les intrigues sont ainsi bien centrées autour du corps, et surtout celui des femmes, que l’on observe, juge, inspecte et offre en mariage, bien souvent sans leur demander leur avis. Par exemple, la protagoniste Marina en souffre durant toute la saison : enceinte, elle doit trouver un bon parti à épouser au plus vite, Lady Featherington tentant alors de la forcer à épouser Lord Rutledge, un vieux noble cherchant à avoir un héritier.

La jeune Marina que l’on souhaite marier de force à Lord Rutledge, saison 1, épisode 3

Mais c’est également par son corps que Daphne va apprendre à devenir femme et à gagner confiance en elle. Alors qu’au début de la saison Daphne est une jeune débutante qui ne cherche qu’à se marier par amour, elle va apprendre à se connaître, tant physiquement qu’émotionnellement. Il est ainsi montré que Daphne ne connaît rien à la vie sexuelle, ou même comment concevoir un enfant, découvrant même le soir de sa nuit de noces les relations sexuelles entre hommes et femmes. Elle apprend au fur et à mesure de la saison ce qu’est l’intimité et le plaisir. En un sens, Daphne apprend à se réapproprier son corps et sa volonté. Cette affirmation va même aller jusqu’à une forme de dominance, puisque Daphne même jusqu’à imposer à Simon une relation forcée à la fin de l’épisode 6. Cette dominance exercée change en un sens les rapports de pouvoir et surtout l’image du couple entre la sphère publique et celle privée.

En outre, il pourrait être avancé que le corps des femmes dans la série est politique dans la mesure où, malgré l’érotisme de la série, elles ne sont justement pas les plus « érotiques ». En d’autres termes, la série propose un érotisme davantage lié aux personnages masculins que féminins[4].  En effet, c’est souvent par le point de vue – et le désir – de Daphne que Simon apparaît à l’écran, avec des plans rapprochés et des gros plans sur des parties de son corps. Par exemple, au début de l’épisode 3, Daphne rêve de Simon ; un peu plus tard, alors qu’ils mangent ensemble, Daphne fixe intensément la bouche de Simon. La scène est alors filmée au ralenti avec un très gros plan sur la bouche de Simon, mangeant, et en contre-champ la réaction également physique de Daphne, troublée. Cette scène joue ainsi sur le désir physique de Daphne, tout en plaçant Simon comme objet du désir. Ainsi, les personnages masculins sont davantage liés à l’érotisme.

Présentation des personnages masculins avec « Meet the Men of Bridgerton » sur Shondaland.com

           

Dès lors, contrairement aux films du Heritage, la série Bridgerton prône davantage une esthétique du corps : dans la multiplication des scènes intimes entre les personnages, de par la place du corps des femmes et leur implication politique, et surtout dans la manière de filmer les corps, tant masculins que féminins. On pourrait alors avancer que cette esthétique du corps caractérise bien la série, mais que l’érotisme assumé de la saison 1 se retrouve moins présent dans la saison 2 et le spin-off (ce qui reste à voir dans la saison 3…).


N.B. : Cette contribution est adaptée d’une communication présentée lors de la Journée d’études « L’Histoire en mouvement. L’écriture audiovisuelle de l’Histoire », de l’Ecole doctorale d’Histoire de l’Université Paris 1 le 7 juin 2023.


[1] Voir Claire Monk, The British heritage-film debate revisited, London, Routledge, 2002.

[2] Voir Andrew Higson, English Heritage, English Cinema: Costume Drama Since 1980, Oxford, OUP, 2003 ; Cairn Craig, “Rooms Without a View”, June 1991, in Vincendeau Ginette (éd.), Film/literature/heritage: a sight and sound reader, London, BFI Pub, 2001.

[3] Voir Claire Monk, “Sexuality and heritage”, October 1995, in Vincendeau, Ginette (éd.), ibid.

[4] Voir sur male gaze et female gaze Hailey C. Coles, Desire in Bridgerton: Defining the Female Gaze, Honors College Theses, Georgia Southern University, 2023.

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