L’utopie queer de Sense8. Transcendance ou reconduction ?
par Aloys Nollet
Sense8, série créée par les sœurs Wachowski et diffusée entre 2015 et 2018 sur Netflix, relate les histoires entrecroisées de huit personnages principaux, quatre hommes et quatre femmes, de différentes nationalités, religions, professions et orientations sexuelles. La série prend place alors que les protagonistes, qui vivent pourtant à des milliers de kilomètres les uns des autres, se retrouvent connectés par une « renaissance ». Ils sont dorénavant des sensates, membres d’un même « cluster » qui disposent de deux facultés télépathiques : celle de visiter les autres membres, de se retrouver « à côté » ou « à travers eux » ; celle de partager, c’est-à-dire de se transmettre des souvenirs, des émotions ou des sensations.
À travers ces visites et ces partages, Sense8 entrecroise les récits, connecte les personnages, les espaces et les temporalités, pour entretenir de l’interaction et de la coexistence entre les diégèses de chacun des protagonistes. Ce qui transparaît alors de ces impressionnantes ramifications, c’est la façon dont elles servent le propos de la série : la pluralité et la choralité, des personnages engendrent une polyphoniequi « met en scène la diversité du monde ». Les thématiques abordées, la narration et la mise en scène apparaissent comme un ensemble articulé venant donner à voir et à ressentir une proposition politique: une matrice de valeurs plaçant en son centre l’amour, la diversité, l’interdépendance et l’émancipation des déterminations aliénantes – de nationalités, de race et de genre. C’est ce dernier rapport social et son traitement par la série qui nous intéressera ici dans un premier temps.
Productions culturelles et technologie de genre
Judith Butler a construit la notion de performativité du genre comme cette « pratique réitérative et référentielle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme », de telle sorte que les normes réglementaires du « sexe » travaillent de manière performative à matérialiser la différence sexuelle « afin de consolider l’impératif hétérosexuel » (1990, p. 18). Comme l’avance Elsa Dorlin :
Le genre ne se déclare pas une fois pour toutes, il doit se répéter sans cesse. Il est en permanence rejoué : il s’agit d’un rituel que nous sommes enjoints d’effectuer et c’est précisément dans cette répétition du même que le rapport de genre parvient à se masquer comme rapport social.
Représenter le corps, c’est le construire en même temps qu’on l’énonce. Les études queers se sont ainsi attachées à décrire comment le système hétéropatriarcal repose sur ces productions culturelles en tant que « technologies de genre », qui rejouent en permanence ce « rituel » pour que la « machine » du genre ne déraille pas. Ces œuvres sont alors appréhendées comme des instruments de luttes qui contribuent à construire les représentations et les subjectivités – des subjectivités qui, bien que présentées comme naturelles, sont en partie le produit de leur représentation. Si ces « technologies de genre » participent donc à la reconduction de l’ordre social genré, d’autres productions culturelles tentent au contraire de s’engager dans la construction d’un point de vue alternatif aux discours hégémoniques, afin de « modifier la production des signes, de la syntaxe, de la subjectivité, et les manières de produire et de reproduire la vie » (Preciado, 2013, p. 12). C’est dans cette perspective que Sense8 cherche à s’inscrire, afin d’infléchir les représentations et subvertir les rapports sociaux de genre.
Au-delà du genre
À cet égard, la première chose à noter est que la série chercher à aller au-delà de l’hétérosexualité comme évidence, non seulement par la présence de personnages non-hétérosexuels, mais surtout à travers la normalisation de différentes options de désir et d’identités de genre. Aussi, bien que Sense8 mette en scène des personnages hétérosexuels, les connexions affectives et sensorielles qu’ils expérimentent les font à plusieurs moments dépasser ces catégories. On peut citer en exemple le cas de Will : initialement présenté comme un protagoniste répondant parfaitement aux canons traditionnels (blanc, musclé, hétérosexuel, cisgenre), il participe pourtant plusieurs fois à des scènes explicitement homoérotiques. Cette tendance au dépassement des sexualités figées est aussi particulièrement tangible lors des nombreuses scènes d’orgie que compte la série, et au cours desquelles les personnages passent d’un ou d’une partenaire à l’autre, sans réelle prise en compte des identités de genre ou des sexualités. Dans ces séquences, la fluidité créée par les procédés de montage polyphoniques – auricularisation, ocularisation, focalisation et monstration – entraîne une porosité entre les proliférations narratives et ontologiques. La série alterne ainsi différents espaces jusqu’à les fusionner, tout comme les personnages deviennent également « l’autre » : les narrations se combinent pour finalement se rejoindre dans une explosion de plaisir polyphonique. Les sensates ne sont alors plus hétérosexuels, homosexuels, femmes ou hommes. Les signifiants débordent les signifiés, et la série envoie valser les régimes de classification. À travers ces scènes suspendues, Sense8 propose un horizon utopique suggérant, tout simplement, le dépassement du genre.
Combattre l’hétéropatriarcat depuis les marges
La série cherche donc à critiquer et à dépasser le binarisme catégoriel, qui produit « l’inévitabilité d’un ordre symbolique fondé sur une logique de limites, de marges, de frontières et de bornes » (Butler 2002). Butler fait ici référence à cette matrice d’exclusion à travers laquelle les sujets « normaux » sont formés, et qui exige la production simultanée d’une sphère d’êtres « abjects » – ceux qui « qui forment l’extérieur constitutif du champ des sujets ». Ce sont ces êtres « abjects » que Sense8 donnent à voir : des personnages subissant l’oppression hétéropatriarcale, et devant alors construire diverses stratégies pour faire face à cette assignation aux marges. La série met ainsi en scène la violence de la domination et de ses ramifications, mais proposent aussi des récits où ses personnages retournent cette violence, et se constituent, contre leur assignation, en sujets.
Une scène en particulier cristallise cette conquête de l’agentivité face à l’oppression : Hernando, compagnon de Lito, est professeur d’histoire de l’art à l’université. Alors qu’il donne cours, des images volées du couple en pleine relation sexuelle sont exposées aux yeux de toute la classe, par un élève affirmant à voix haute qu’il s’agit « d’un porno d’enculé » (shit-packer porn). Hernando retourne alors l’interpellation – acte de performativité, s’il en est :
[…] Vous voyez ce que vous voulez voir, à savoir du porno gay. Alors que quelqu’un d’autre, quelqu’un capable de voir au-delà des conventions de la société, au-delà de ses préjugés dominants, ce spectateur pourrait y voir l’image de deux hommes, surpris en plein acte de plaisir. Une image érotique, certainement. Mais aussi vulnérable. Ignorant qu’on les photographiait. Tous les deux connectés l’un à l’autre. Par l’amour. Comme je l’ai déjà suggéré dans ce cours, l’art, c’est l’amour rendu public.
Ainsi, en plus de retourner l’interpellation en assumant et dépassant l’assignation qui lui était imposée, Hernando évoque aussi la place de la sexualité dans une production artistique telle que Sense8 : l’acte de plaisir par excellence, mais aussi ce moment où l’amour, la vulnérabilité et le partage connectent les êtres et transcendent les rapports de domination.
L’uniformisation linguistique, ou l’universalisme hors-sol
Bien qu’elle représente un brillant déploiement polyphonique pour explorer des dimensions élargies de l’identité et de la différence, Sense8 apparaît beaucoup plus en difficulté dans son monolinguisme. Les interactions entre des individus dont la distance physique et culturelle est pourtant au cœur de la série, se retrouvent lissées par l’utilisation prothétique de l’anglais.
Ce choix est clairement destiné à rendre les dialogues davantage accessibles au public anglophones et à réduire les coûts de traduction. Mais en ne faisant guère de place à la diversité des langues, la série évacue leur historicité, et suggère par « inadvertance » que l’anglais est une sorte de langage « psychique », consubstantielle à la faculté de partage des sensates. Une langue universelle qui transcenderait dès lors l’incarnation racialisée elle-même. La friction linguistique, c’est-à-dire « la façon dont la différence linguistique s’enraye dans le moteur de l’humanisme séculaire mondialisé », disparaît (Keegan, 2018).
La représentation réflexive des stéréotypes : subversion ou reconduction ?
Revenons brièvement sur les traits généraux de quelques personnages de la série. Capheus vit dans les bidonvilles de Nairobi, et est entouré d’hommes à l’allure de « chefs de guerre ». Sa mère souffre du sida, et il se met donc à la recherche de médicaments indisponibles dans son pays. Sun est une riche femme d’affaires sud-coréenne, travaillant dans l’entreprise de son père. Afin de protéger cette dernière et l’honneur de sa famille, elle se sacrifie en assumant la responsabilité d’un crime que son frère a commis. Kala est une brillante scientifique indienne, mais qui se doit d’épouser le riche fils d’une société pharmaceutique, bien qu’elle soit amoureuse d’un autre.
La série paraît consciente de faire jouer des stéréotypes vus et revus. Elle cherche justement à donner à voir la lutte de ses protagonistes contre les catégories qui leur sont assignées. Mettre en scène des significations ambivalentes et les contradictions entourant des patterns stéréotypés permettrait alors de dénaturaliser et de dépasser les identités assignées.
Néanmoins, si une œuvre reproduit certains clichés mais de manière explicitement réflexive, la question se pose de savoir si le résultat dans les imaginaires est si éloigné d’une œuvre qui n’en a pas conscience. Il pourrait plutôt s’agir d’une incapacité de Sense8 à représenter les personnages non-blancs autrement que par des stéréotypes, et ainsi d’un échec « à esthétiser un imaginaire global où les personnages non blancs ne seraient pas définis en premier par leur non-blancheur – et où donc la blanchité n’est pas le référentiel absolu » (Asante, Baig et Huang, 2019).
Le mythe d’une « suspension » des rapports sociaux
Dans les scènes d’orgie polyphonique de Sense8, les corps des personnages sont unis par le dépassement de la distance physique et des limitations corporelles. Dans ces moments d’échange érotique, leurs plaisirs orgasmiques les relient, les délient et transcendent temporairement les hiérarchies raciales et genrées. Cependant, il est difficile de ne pas être frappé par la naïveté avec laquelle Sense8 suggère que le plaisir queer suffirait à mettre à mal l’étanchéité des identités, et à briser les carcans de l’oppression. Car, hors des espaces et des temporalités, les scènes d’orgies apparaissent comme suspendues, et les plaisirs « dépolitisés » : les personnages se retrouvent dans un espace-temps caractérisé par une « décontextualisation » (hooks, 1992), « en dehors » de tout axe de domination, de toute matérialité des rapports sociaux.
Dans le même sens, Sense8 paraît dessiner une certaine requalification des corps racisés comme produits de l’aliénation. L’aliénation d’un vrai soi, corrompu par la société raciste et hétéropatriarcale – la déviance d’une essence authentique et universelle, qu’il faudrait retrouver. Prenons l’exemple de Sun : dépeinte en partie comme le stéréotype de la femme asiatique responsable et se sacrifiant pour l’honneur de sa famille, son « devoir » est montré comme une aliénation. Dès lors, la façon dont la série montre Sun s’éloignant de la contrainte de sa famille coréenne et embrassant sa subjectivité de sensate, peut être vue comme un geste de libération des encombrements de sa particularité culturelle, lui permettant de « devenir finalement un sujet pleinement libéral » (Asante, Baig et Huang, 2019).
Conclusion
Sense8 cherche à modifier les canons de l’altérité, à brouiller les frontières que dessine l’hétéropatriarcat. La série donne ainsi à voir des corps complexes, des champs de bataille traversés par différents axes de domination ; mais qui sont aussi capables de résister individuellement et collectivement à la violence, et se construisant, depuis les marges, comme des sujets politiques. De même, en dénaturalisant les rapports sociaux de sexe par la mise en avant de subjectivités dissidentes et la normalisation d’autres options de désir, la série contribue à « enrayer la machine du genre », voir à suggérer un horizon utopique où celui-ci serait dépasser .Ce modèle éthique construit à partir de connexions transnationales, transgenres et transformatrices, dévoile une nouvelle frontière dans son sens cosmopolite : radicalement transformée en un site d’unité dans la diversité, où amor vincit omnia. Une utopie queer qui place l’amour et le plaisir corporel comme forces radicales, en vu d’un futur où nous ne serions plus otage de notre existence corporelle et des oppressions aliénantes.
Cependant, cette proposition selon laquelle on pourrait transcender l’inégalité en transcendant son corps peut apparaître politiquement dangereuse : elle néglige la matérialité de la vie quotidienne qui échappe au contrôle du corps individuel, et à travers laquelle nos subjectivités sont façonnées. Libre et flottant, Le sensate représenterait la sursomption de l’être aliéné par la société raciste et hétéropatriarcale.
Cloud Atlas, film des sœurs Wachowski sorti en 2012 et abordant déjà la thématique de la transcendance des frontières physiques, spatiales et temporelles, avait été au centre des critiques lorsqu’il fut révélé que des acteurs et des actrices portaient des prothèses de paupières, afin de paraître asiatiques. Les réalisatrices avaient répondu à la polémique en expliquant que leur objectif était de « parler de choses au-delà de la race », et de mettre en scène « l’humanité ». Déjà 20 ans auparavant, bell hooks expliquait ce qui sous-tend ce propos : « ils pensent que toutes les façons de regarder qui donneraient à voir la différence, permettrait de subvertir la croyance libérale en une subjectivité universelle (we are just people). Et cela, pensent-ils, fera disparaître le racisme » (hooks, 1992, p. 167).
Bibliographie
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