1993-1994: l’apogée d’un équilibre

Arrivés à la fin de 2023, le calendrier nous a donné l’idée de nous retourner, dans le dernier numéro de Saison, vers l’année 2013. Le même goût des anniversaires décennaux nous invite à nous pencher ici sur 1993, dans deux entretiens complémentaires : l’un avec le journaliste et critique Guillaume Nicolas, l’autre avec le créateur de séries Sullivan Le Postec.

L’intérêt de cette année, ou plus exactement de la période 1993-1994, n’est pourtant pas évident, et l’on serait tenté de lui préférer le tournant de la décennie, soit 1989-1991, marqué par un plus grand renouvellement formel et générique, du moins à la télévision américaine. Qu’on en juge: la fin des deux plus grands prime-time soaps de l’histoire (Dallas et Dynasty), l’extinction pour dix ans des mini-séries historiques de prestige après le semi-échec de War and Remembrance, les adieux de la dernière série notable de MTM (la sitcom Newhart). Inversement, le début des Simpsons, soit la série animée familiale de référence; celui de Beverly Hills 90210, le pionnier des teen shows ; celui encore d’un inédit double procédural (policier et judiciaire), Law & Order; ainsi que d’une sitcom détonnante par son nihilisme, Seinfeld, celui enfin de l’inclassable et si influente Twin Peaks.

En comparaison, les séries de 1993-1994 sont bien plus des héritières que des pionnières, en tout cas du côté du drama. NYPD Blue et ER [Urgences] doivent beaucoup aux séries chorales qui les ont précédées dans les années 1980, respectivement Hill Street Blues et St. Elsewhere, tandis que The X-Files peut être présentée généalogiquement comme le rejeton de The Invaders [Les Envahisseurs] pour la quête paranoïaque, de Kolchak: The Night Stalker pour la traque du monstre de la semaine et, justement, de Twin Peaks pour l’attention portée à l’esthétique visuelle et musicale. De leur côté, les chroniques d’adolescence ou de début de vie d’adulte (My So-Called Life, Party of Five) profitent du nouvel engouement pour les teen shows tout en reprenant l’approche adoptée pour les trentenaires par Edward Zwick et Marshall Herskovitz dans leur première série: Thirtysomething (1987-1991). Enfin, le succès de Star Trek: The Next Generation, qui marquait le retour de cette franchise sur petit écran presque vingt ans après l’arrêt de la série originale, facilite évidemment, en 1993, le lancement de Star Trek: Deep Space Nine mais aussi celui de Babylon 5.

Pourtant, ce sont bien ces programmes qui vont retenir notre attention, plutôt que leurs audacieux prédécesseurs, et pas seulement parce que l’exposition médiatique et les audiences qui furent les leurs en France (en particulier pour Urgences et celle qu’on appelait encore à ses débuts Aux frontières du réel) contribuèrent à commencer de légitimer les séries américaines de ce côté-ci de l’Atlantique. Et pas seulement, non plus, parce que deux acteurs emblématiques de cette séquence sont récemment décédés, même si les disparitions de Matthew Perry (Friends) puis d’Andre Braugher (Homicide: Life on The Street) ont assurément ravivé les souvenirs des sériephiles.

Comme le disent chacun à sa manière Sullivan Le Postec et Guillaume Nicolas, les grandes séries de 1993-1994 marquent un apogée avant le déclin, celui des longues séries fédératrices de networks qui synthétisent et parachèvent les évolutions des décennies précédentes pour un public international de plus en plus synchrone du fait de l’essor d’internet.

une formule qui n’exclut pas les surprises

Les séries dramatiques et les dramédies de 1993-1994 s’épanouissent dans le « semi-feuilletonnant formulaire » (Claire Cornillon) qui sied si bien à la télévision de rendez-vous. On y goûte le plaisir de retourner dans un lieu familier sans pour autant savoir tout à fait ce que chaque nouvelle visite nous réservera. On a beau avoir compris d’emblée quelle frénésie règne aux urgences du Cook County Hospital de Chicago, et quels dangers recèlent les rues de Baltimore, on n’est pas préparé à la tragédie de « Love Labor Lost » ou de « Bop Gun« . On a beau s’être habitué aux monstres et aux mystères hebdomadaires avec Mulder et Scully, on ne s’attend pas à la montée en puissance et en ambition de « Duane Barry » / « Ascension ». Cet art de l’équilibre entre répétition et nouveauté, entre prudence et prise de risque, s’observe déjà dans des séries plus anciennes et, dans celles qui sont lancées en 1993-1994, il continue encore de produire, parfois, de simples « very special episodes » portés par une guest star illustre et un sujet de société préoccupant. Souvent, cependant, il tire profit de distributions élargies et du grand nombre d’épisodes produits chaque saison pour s’offrir le luxe d’explorer une diversité de genres et de thèmes d’un épisode à l’autre, d’une storyline à l’autre, d’une scène à l’autre. Certes, les escapades stylistiques les plus hardies (le musical, le pastiche voir l’auto-pastiche, le noir-et-blanc, l’épisode tourné et diffusé en direct…) restent rares et n’ont pu être accordées qu’à des séries au succès bien installé. Ce fait même (que des grosses séries au public mondialisé comme ER ou X-Files s’amusent ainsi, expérimentent) est d’ailleurs un signe supplémentaire de la maturité d’un certain modèle sériel : dans les années 1980, c’est plutôt dans une série plus modeste et un peu folle comme Moonlighting qu’on trouvait une telle liberté. Mais surtout, à côté de ces coups d’éclat, c’est l’inventivité hebdomadaire qui séduit, malgré ou à cause du cadre rigide de l’économie de network : durée fixe des épisodes, coupures publicitaires, limites posées à ce qu’on peut dire et montrer… C’est aussi l’importance des questions sociales, présentées d’une manière qu’on peut juger timorée ou conformiste du fait des contraintes de la télévision commerciale de masse, mais qu’on peut aussi qualifier d’équilibrée si l’on garde à l’esprit, précisément, la masse de téléspectateurs impliqués: durant ses premières saisons, ER réunit chaque jeudi soir 30 millions de personnes devant le téléviseur, un nombre inatteignable aujourd’hui.

Dans la seconde moitié de la décennie 1990, ce modèle rayonne encore, que ce soit dans des séries « professionnelles » (The Practice, Third Watch), fantastiques (Angel), ou teen (Freaks and Geeks) mais pour un public déjà plus réduit.

Angela Chase (Claire Danes) dans My So-Called Life (ABC, 1994-1995)

Dans les années 2000, il est rompu, ou du moins un terme est mis à sa domination. Hormis les trois grandes séries de la rentrée 2004 (Desperate Housewives, Lost, et House), les nouveaux succès des networks au début du XXIe siècle privilégient les enjeux politico-sécuritaires (24, The West Wing, Alias) et magnifient les prouesses technoscientifiques (la franchise CSI [Les Experts], Bones, Numbers). D’un point de vue narratif, la recherche de la meilleure synthèse entre feuilletonnant et sériel laisse place à un prudent retour au procédural (CSI [Les Experts], NCIS, Without a Trace [FBI: Portés disparus], Criminal Minds…) ou au contraire à un plongeon dans la frénésie du « à suivre » (24 et dans une moindre mesure Heroes, Alias, Lost…). L’alliance des thématiques psychosociales et de la formule narrative souple qui avaient fait la grandeur des séries des années 1990 se retrouve désormais sur le câble. Six Feet Under, par exemple, allie avec habileté une formule simple (chaque épisode tourne autour des funérailles dont le décès ouvre l’épisode), une évolution notable des personnages principaux au cours de la série, et des épisodes hors-norme comme « That’s my Dog ». D’une décennie à l’autre, on peut pointer des passages de témoin : en les dramatisant davantage, Oz reprend les études de caractère de Homicide et The Shield les problématiques morales de NYPD Blue (ainsi qu’une partie de sa grammaire audio-visuelle). Sur HBO, The Sopranos pousse l’exploration de la psyché à un point rarement atteint tandis que The Wire ambitionne de dresser l’état des lieux économique, social et politique des grandes villes états-uniennes.

Si elles ont permis l’avènement de fictions plus ambitieuses, parfois de chefs-d’œuvre, que regretter des séries de 1993-1994? Les réponses apportées par Guillaume Nicolas et Sullivan Le Postec à cette question ne visent pas (seulement) à susciter la nostalgie. Elles rappellent simplement l’existence, pas si lointaine, d’un autre rapport des créateurs et des publics aux séries.


Mis en ligne le 18 janvier 2024

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