Séries et temps de cerveau

Quand on n’aime pas les séries, on dit qu’elles ont la rage ou, plus contemporain, qu’elles volent du temps de cerveau disponible. Plutôt que de les prendre au sérieux, disent leurs critiques, il faut les considérer seulement comme des dangers et en « finir avec » elles, pour reprendre le nom de la collection où le philosophe Bertrand Cochard publie Vide à la demande. Critique des séries (éd. L’échappée, 2024). Sur le même air que le producteur Romain Blondeau, dont on a déjà parlé dans un édito de Saison, l’idée consiste encore à affirmer que les séries sont des produits industriels formatés qui accomplissent le programme néo-libéral d’une captation abrutissante de l’attention, au lieu-d’élever leurs spectateurs. Ces derniers, comme ceux qui y trouvent un intérêt artistique ou analytique, seraient dupés malgré eux par les ruses du nouveau capitalisme cognitif.

Déjà, dans un livre relativement récent, Séries télé US : l’idéologie prime time, Mathieu de Wasseige soutenait que les séries dites de networks diffusaient une petite musique conservatrice, ne faisant que quelques « concessions » progressistes pour ne pas s’aliéner tout leur public potentiel. 24h chrono, par exemple, est plus que complaisante à l’égard de la torture et déploie un imaginaire technologique implacable de la surveillance. Si Joel Surnow, le créateur de 24h chrono est ouvertement conservateur, Wasseige trouve également que la série du démocrate affirmé Aaron Sorkin, A la Maison Blanche, est tout aussi idéologique. Malgré ses prises de position contre le danger de l’extrême droite ou la réglementation de la libre circulation des armes à feu, elle est conservatrice parce qu’elle cantonne les personnages féminins à des fonctions subalternes, à quelques exceptions près comme la porte-parole C.J. Cregg, et contient un épisode où le président Bartlet ordonne l’assassinat ciblé d’un terroriste. Moralement discutable, cette pratique ne résume pourtant pas l’idéologie tout entière de la série ! Sauf à avoir du conservatisme une définition particulièrement large. Ce même auteur considère aussi que la série scientifique Les Experts est conservatrice en ce qu’elle « renforce (…) la suprématie de la science médico-légale comme un instrument de résolution des meurtres d’une certitude presqu’absolue » (p.148). Sous cet aspect, la série humilie les accusés, qui se voient opposer des preuves irréfutables et évoluent dans une système judiciaire particulièrement punitif. Mais, note l’auteur, la même série met en scène des meurtriers essentiellement Blancs, issus de classes sociales favorisées, et prend position contre la peine de mort. Cette perspective n’est donc pas exempte de contradictions…

D’abord, dans le cas des Experts, rien ne permet intellectuellement de placer la science du côté du conservatisme, et on peut tout au contraire penser que les séries à base scientifique de cette période (NCIS, Numb3rs) s’inscrivent dans un contexte de lutte contre l’obscurantisme religieux et le créationnisme. Ensuite, Wasseige reconnaissait, avec Stuart Hall, que la culture populaire était le lieu où l’hégémonie pouvait se déployer mais pouvait tout aussi bien être combattue. Un point que son livre ne développe pas complètement. Enfin, si faire des concessions au public démocrate « dans l’économie culturelle » permet « d’augmenter les chances de profit dans l’économie financière » (p.98), autant créer une série ouvertement progressiste et non saupoudrer quelques idées réformatrices dans une série conservatrice…

A moins de trouver toutes les séries ambivalentes, ou équilibrées, souvent en fonction de la sensibilité politique de celui qui les regarde, il vaut mieux se tourner vers l’ouvrage classique de David Buxton, Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, qui insiste sur le décalage entre le « projet idéologique » d’une série (le soubassement largement inconscient de valeurs qui permet aux intrigues de faire sens dans un contexte particulier), et son « assemblage » (les éléments concrets, notamment les personnages récurrents qui traduisent ce projet). Si les deux sont bien reliés, la série matérialise directement son projet, convainc en ses propres termes, mais ne dispose pas de marge de manœuvre narrative (avec un risque de répétition, comme par exemple dans Le Prisonnier). Si les deux sont en tension, ça permet d’explorer la zone grise du projet idéologique, et là ça devient intéressant. Pour Buxton, une série comme 24h chrono ne repose pas sur le seul Joel Surnow, car certains scénaristes sont d’obédience démocrate. Dès lors, « la tentative de lire la série directement en termes politiques bute sur le dosage subtil et rusé entre gestes à droite et à gauche » (p.127). Pour autant, malgré cet équilibrage, la série n’est pas neutre : « La stratégie idéologique est simple, mais peut se lire dans les deux sens : rallier le camp “libéral” au nouveau patriotisme qui accompagne “la guerre contre la terreur” en faisant quelques concessions symboliques (un président noir, des femmes aux commandes d’une agence de sécurité) ; dans l’autre sens, faire accepter des éléments de l’agenda “libéral” dans le nouveau consensus sécuritaire » (p.127). Après Buxton, il est même possible de comprendre aussi cet équilibrage comme reflétant la culture du compromis propre au fonctionnement institutionnel américain et qui irrigue tout son fonctionnement politique. L’approche de Buxton permet surtout de rappeler que l’idéologie n’est pas la seule entrée, et on sait qu’aujourd’hui la littérature analytique sur les séries est particulièrement abondante.

Il est alors d’autant plus remarquable qu’elle soit à ce point congédiée par Bertrand Cochard, notamment les recherches de Sandra Laugier, à la suite du philosophe du cinéma Stanley Cavell, qu’elle a contribué à introduire en France. Le propos de son livre contient d’intéressantes observations sur ce que l’irruption des plateformes de VOD ont changé dans les modes de consommation des spectateurs, en particulier le vertige qui les saisit quand ils sont confrontés à la profusion de l’offre (il faut dire que la télévision française linéaire, avec ses cases et ses horaires bien rigides, avait été très maternante), ainsi qu’une belle lecture de Guy Debord (p.81 et suiv.). Il semble cependant que tout l’ouvrage soit écrit avec Netflix seulement à l’esprit, davantage que les séries elles-mêmes, qui sont juste mentionnées en passant, mais rarement analysées (Sex Education, Westworld). Ce qui est aussi troublant que parler de cinéma mais jamais des films… L’essentiel du livre consiste en fait à dire que la série est un « objet idéologique [qui] exemplifie la structure même de l’économie de l’attention » (p.11) et que sa consommation est liée à l’épuisement au travail qui « nous vide chaque jour du capital attentionnel disponible pour pratiques d’autres activités plus exigeantes » (p.12). La série nous empêcherait ainsi de pratiquer une philosophie digne de ce nom, à laquelle aurait été substituée une « pop philosophie » plus branchée, qui vise à légitimer cette forme fictionnelle pour « exorciser peut-être la culpabilité » du binge-watching (p.33). Les séries ne sont ni les laboratoires d’éveil politique qu’on a voulu voir en elles, ni des expériences esthétiques, sauf exceptions, mais juste des marchandises calibrées qui poussent à en consommer d’autres, pour combler notre « faim insatiable de divertissements » (p.126), et délivrer de petites leçons sans conséquences sur les problèmes de nos sociétés.

Les réponses qu’on peut apporter au livre de Bertrand Cochard sont de plusieurs ordres. Premier ordre, sur l’économique, il n’est pas sérieux de traiter les séries telles des marchandises comme les autres. Nous ne sommes ni en présence d’une application ni d’un produit alimentaire, mais bien d’une œuvre à plusieurs voix qui propose un contenu narratif relevant du langage cinématographique. Il est remarquable que l’auteur ne prononce jamais le mot « art », ni n’évoque la richesse de contenu, sans comparaison avec d’autres produits industriels. On sait pourtant depuis le cinéma, les œuvres de commande, les producteurs interventionnistes fous, et le « marché de l’art », que les œuvres naissent dans des milieux bien peu philanthropiques. L’univers industriel impitoyable d’Hollywood a produit des chefs d’œuvre, et c’est le même mouvement qui traverse les plateformes, aussi antipathiques que puissent être les ambitions financières de leurs patrons. Pour le dire autrement, la musique et le cinéma sont aussi des industries, pourtant ce type de critique s’est raréfié les concernant. On ne peut que s’étonner de l’exclusivisme qui vise les seules séries et aucune autre forme de divertissement industrielle. Séries américaines d’ailleurs, car, au passage, aucune série française, ni aucun mode de production français, ne sont évoqués. Bertrand Cochard se place à l’échelle du « système », sans mentionner un seul réalisateur ou un seul acteur, faisant des séries une forme désincarnée, sans auteur, donc reproductible sur un mode fordiste. A moins qu’il ne se joue quelque chose de plus sous-jacent, qui serait une critique par principe de ce qui est « grand public » et « démocratique » (les séries sont faciles d’accès, dans tous les sens du terme), au profit d’un élitisme qui ne dirait pas son nom.

Deuxième ordre, celui de l’expérience. C’est celui où l’ouvrage de Bertrand Cochard est le plus faible, car le seul rapport aux séries qu’il envisage est celui de l’addiction et du binge-watching décérébré. Son livre est très loin de restituer une quelconque sociologie de la pratique et il n’imagine pas une seconde qu’il puisse y avoir des appropriations différenciées, de la plus divertissante à la plus réflexive, de la plus émotionnelle à la plus critique. Pour lui, la réception ne peut être qu’apathique et passive, comme si on n’avait pas complexifié depuis longtemps la vision de l’Ecole de Francfort. Il se plaint d’ailleurs du recours à l’émotion, mais que faisait déjà Hitchcock…? Quelles émotions, d’ailleurs ? Car une série peut en provoquer beaucoup, dont l’ennui, mais aussi un sentiment d’injustice qui peut édifier et pousser à l’action. Comme tous les arts, les séries prennent aussi en charge la petite fabrique des émotions.

Dans un livre publié en 2022, Serial philosophie, et qui est l’exact contrepoint de celui de Bertrand Cochard, un autre philosophe, Hugo Clémot, prend justement pour point de départ la dimension expérientielle du visionnage des séries, leur dimension émotionnelle, qui sont l’occasion d’une descente en soi, d’un arrêt sur ce qui a été ressenti, d’une assomption de l’imagination créatrice à l’œuvre dans la fiction, d’un rapport complexe aux personnages (entre role models et repoussoirs) et d’une perspective perfectionniste. Ces expériences variant d’une série à l’autre, elles sont littéralement infinies ; il n’y a donc pas simplement une forme sérielle reproductible et identique dans le temps, comme le croit Bertrand Cochard, mais des séries, au pluriel, dont la variété est une invitation renouvelée à la réflexion. A Bertrand Cochard qui considère qu’une série dont la fin est ratée, comme Lost, a fait perdre du temps à son public, Hugo Clémot répond par anticipation qu’au contraire cette série a parfaitement accompli son propos : toutes les questions n’ont pas nécessairement de réponses, et ce qui compte surtout est que les personnages ont composé « avec les circonstances pour atteindre leurs fins » (p.89), sachant que ces fins ne sont pas absolument maîtrisées ni connues et qu’il faut accepter de ne pas tout contrôler. Contrairement à ce que pense Bertrand Cochard, il n’est pas problématique de confier aux séries le soin de nous fournir des outils critiques, à condition de les voir et de les utiliser. Aucun secteur n’a de monopole de l’analyse critique de la société, chacun produit son discours et ses savoirs sous certaines conditions, et les séries sont une perspective légitime sur le monde et son appropriation.

Dernier ordre, celui de l’analyse. Bertrand Cochard fait comme si l’analyse des séries était une invention propre à ce support, sans rappeler tout ce qu’elle doit à la tradition d’étude des arts, des musées, de la musique, de la peinture et du cinéma. Pourquoi isoler le discours sur les séries de ceux qui l’ont précédé et construit ? Sachant d’ailleurs qu’il s’en nourrit, et qu’on peut être à la fois cinéphile et sériephile, amateur d’art et de séries. Pour ceux qui on ont fait profession, l’intérêt de regarder des séries tient justement à ce qu’elles permettent d’écrire ensuite, dans un rapport plus réflexif. C’est en soi une autre appropriation de la fiction. Il est intéressant de noter, au passage, que Bertrand Cochard n’a pas un seul mot sur les journalistes et les critiques de séries, réservant ses flèches aux seuls universitaires. Que faire dès lors du discours justement « critique » sur les séries ? Aurait-il montré que, contrairement à ce que pose Bertrand Cochard, personne n’est dupe ? Et qu’il faut penser les séries « malgré tout » ?

05/06/2024

Image de Une signée Corina Rainer sur Unsplash.

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