Une critique des séries sans critiques de séries
par Hugo Clémot
À propos de Vide à la demande. Critique des séries de Bertrand Cochard
Le livre Vide à la demande. Critique des séries de Bertrand Cochard a suscité l’intérêt de la presse. Pourtant, la lecture de l’ouvrage révèle qu’il ne comporte aucune idée vraiment originale, aucun argument convaincant, ni aucune analyse sérieuse de séries.
« La question qui se pose pour moi – et elle suscite et investit les occasions que j’ai rencontrées de parler concrètement de films précis – est de savoir pourquoi les normes de rigueur et de culture que nous avons appris à tenir pour acquises (ou à critiquer) quand nous donnons ou recevons des lectures de livres sont ignorées ou inaccessibles quand nous donnons ou recevons des lectures de films. (Je ne nie pas que l’idée de “lire un film” pose un problème. Est-il pire, ou autre, que celui que pose l’idée de “lire un poème”, là où, bien sûr, il s’agit d’autre chose que de réciter le poème ?) »
Stanley Cavell, La projection du monde (pp. 38 & 42)
« …on peut soutenir que les seuls instruments susceptibles de fournir les données d’une théorie du cinéma sont les procédés de la critique. »
La critique des séries télévisées est à la mode. Chaque année depuis trois ans paraît en effet au moins un ouvrage qui se consacre, partiellement ou totalement, à cette activité au moyen d’arguments analogues[1]. Cet effet de mode garantit à l’auteur l’intérêt de la presse (L’Obs, Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix, etc.) quel que soit son degré d’expertise sur le sujet et la rigueur de son argumentation. Dans la collection « En finir avec » des éditions L’échappée, Bertrand Cochard vient de faire paraître un ouvrage qui veut donc en finir avec les séries télévisées. On peut cependant être déçu et trouver que les critiques formulées sont peu originales, injustes et mal articulées.
Un résumé de Vide à la demande. Critique des séries
Le livre vise à remettre en question le discours positif dominant sur les séries et à exposer leurs effets négatifs sur nos vies. Partant du constat que les séries télévisées ont détrôné tous les autres sujets de conversation, l’auteur soutient que leur popularité serait liée à notre dépendance aux écrans et à l’exploitation de notre attention par les experts en captologie. Elle s’expliquerait en outre par les longues heures de travail et l’épuisement que nous connaissons dans la société moderne. Les séries télévisées nous serviraient en effet à nous divertir passivement pour échapper aux exigences de notre vie quotidienne et vivre une vie meilleure par procuration. Les spectateurs de séries seraient comme les prisonniers de la caverne de Platon, enchaînés et forcés de regarder des ombres sur un mur.
Mais l’auteur ne soutient pas seulement que les séries posent problème parce qu’elles rendraient leurs spectateurs dépendants aux écrans. Il affirme également que nous sommes addicts aux histoires qu’elles racontent. Tout comme les nourrices de Platon éduquaient les enfants par le biais d’histoires, les séries façonneraient nos valeurs et nos normes sans même que nous nous en rendions compte. En nous proposant toujours le même récit, elles joueraient un rôle idéologique, c’est-à-dire qu’elles chercheraient à imposer dans l’esprit des spectateurs des idées favorables au maintien du statu quo politique, social et économique.
Consacré à « l’état de l’art », le premier chapitre affirme ainsi qu’il est faux de soutenir que les séries peuvent nous aider à être plus attentifs, comme le font « celles et ceux qui privilégient le contenu », puisque les séries fonctionnent dans une économie où l’attention est désormais la marchandise. Quant à « celles et ceux qui privilégient la forme », ils auraient davantage raison, mais il leur manquerait de soutenir, comme l’auteur, que les séries sont conçues pour remplir le vide qui caractériserait notre « régime d’historicité » postmoderne. Le deuxième chapitre met à jour l’idée de Baudrillard selon laquelle le temps libre ne serait jamais vraiment libre (VAD, p. 71) en soutenant que regarder des séries sur notre temps « libre » serait toujours travailler, dans la mesure où « nous continuons à être “productifs” puisqu’en utilisant les réseaux sociaux ou en regardant des séries nous émettons des données, contribuant ainsi à entretenir un monde au sein duquel la moindre parcelle de temps, le moindre petit geste, peuvent et donc doivent être mis à profit (p. 89). » Le troisième chapitre illustre une idée de François Bégaudeau selon qui « la série est ergonomiquement conçue pour s’insérer dans la continuité du quotidien liquide de l’individu libéral métropolitain[2] » en la reformulant dans des termes à la mode : « Elles [les séries] sont ainsi profilées pour s’adapter à notre mode de vie » (VAD, p. 152). Le quatrième chapitre soutient que le pouvoir des séries réside dans leur capacité à façonner nos imaginaires par le biais de modèles narratifs venus du développement personnel. Le cinquième chapitre affirme que quand les séries font leur autocritique, elles font en réalité semblant, afin de désamorcer toute critique future. Par exemple, quand les séries dénoncent les discriminations dont souffrent les minorités, elles joueraient le jeu du spectacle qui a transformé l’identité en marchandise afin de mieux diviser les individus et les empêcher de prendre conscience de la seule inégalité qui semble compter selon l’auteur, à savoir la division de la société en classes antagonistes. La conclusion soutient finalement que, loin d’être une solution possible, les séries et l’addiction qu’elles provoquent seraient les symptômes d’un mode de vie qui réclame une transformation radicale.
Ce résumé permet déjà de noter certaines limites de l’ouvrage : l’état de l’art est incomplet, les idées sont empruntées à d’autres et l’analyse des séries réduit leur « forme » à leurs conditions économiques de production, d’ailleurs mal étudiées, en ignorant le fait qu’il est impossible d’identifier un quelconque « contenu » d’une série indépendamment de la forme audiovisuelle qui permet à l’œuvre d’avoir un sens. L’ouvrage comporte tant d’autres défauts qu’il faudrait écrire un autre livre pour en rendre compte. Cependant, comme l’auteur semble considérer que son introduction est suffisamment représentative du reste de l’ouvrage pour ne pas l’avoir beaucoup modifiée depuis qu’il l’aurait écrite en une nuit, le lecteur trouvera ci-après quelques remarques qui devraient lui permettre de se faire une idée de la qualité d’ensemble de Vide à la demande.
L’introduction de Vide à la demande
L’auteur commence par déplorer le fait que les séries constituent désormais, selon lui, le premier sujet de conversation. L’idée est douteuse et mériterait certainement d’être un peu mieux justifiée : il n’est en effet pas sûr que cela soit le cas pour les générations de collégiens et de lycéens d’aujourd’hui, qui semblent davantage intéressés par les vidéos des Youtubeurs, Tiktokeurs, et autres influenceurs que par les séries d’une télévision qu’ils regardent de moins en moins. Quoi qu’il en soit, une telle affirmation, dont le rôle est essentiel pour l’argument général de l’ouvrage, réclamerait d’être fondée sur une enquête sociologique portant sur les pratiques culturelles récentes, mais l’auteur, ici comme plus loin, n’a aucune difficulté à prendre ses intuitions sur les phénomènes sociaux pour des réalités.
Le statut privilégié des séries télévisées dans les conversations leur viendrait de ce qu’« elles nous donnent désormais à penser » (p. 10). Elles constitueraient même « un prêt à penser – comme si elle nous dispensait de l’effort de lire » (p. 10). L’idée est de nouveau problématique : on aimerait bien savoir qui pourrait écrire que regarder des séries télévisées peut remplacer la lecture[3]. On aimerait bien comprendre également comment l’auteur peut savoir que les pensées que peuvent encourager les séries sont nécessairement des pensées de médiocre qualité, puisqu’il s’agit là du présupposé de sa comparaison entre le prêt-à-porter et le « prêt à penser » : Bertrand Cochard sait-il mieux que les spectateurs eux-mêmes ce qu’ils peuvent penser ? On trouve là deux des procédés sophistiques auquel l’auteur recourt régulièrement : construire une position qui n’est soutenue par personne afin de la critiquer, voire de simplement la tourner en ridicule, plus facilement (type sophisme de l’épouvantail), d’une part. Préjuger de l’expérience, des pratiques et des pensées des spectateurs, considérés comme nécessairement aliénés, d’autre part.
On notera également avec quelle facilité l’auteur passe, sans se justifier, du pluriel de l’expression « les séries » au singulier « la série » :
« Elles [les séries télévisées] ont ainsi acquis une dignité : non contentes de nous divertir, elles nous donnent désormais à penser. Et c’est comme cela que l’on devient, dans la cour de récré, devant la machine à café et autour d’une bière, le sujet de conversation numéro un. Dire de la série qu’elle constituerait de la sorte un prêt à penser… » (p. 10)
C’est mauvais signe pour le spécialiste de séries : ces œuvres audiovisuelles ne seront pas envisagées dans leur diversité, ni leur complexité, mais artificiellement réduites à une conception monolithique pour les besoins de la démonstration « critique » de l’auteur. Malgré des apparences qu’il doit considérer comme nécessairement trompeuses, on suppose que toutes les séries sont en réalité pour lui identiques, ce que la thèse du livre va venir confirmer.
Une série télévisée est un objet idéologique
La thèse de Vide à la demande est en effet abruptement et immédiatement énoncée : on apprend qu’une série télévisée est comme un smartphone ! Non pas qu’il s’agisse de confondre une forme audiovisuelle avec un ordinateur de poche qui permet notamment de passer des appels téléphoniques, mais parce qu’il s’agirait dans les deux cas d’« un objet idéologique de premier choix » (p. 10), c’est-à-dire un « précipité idéologique, quelque chose comme la substantifique moelle de ce que nous vivons[4] ».
Le lecteur pourra ne pas se sentir entièrement éclairé, non seulement parce que le terme « idéologique » n’est toujours pas défini (ce qui est problématique pour une notion aussi polysémique dans l’histoire de la philosophie et au-delà), mais surtout parce que les images mobilisées semblent moins connues que les phénomènes (séries télévisées, smartphone) qu’elles sont censées éclairer. Puisque l’auteur ne s’explique pas davantage (et qu’il ne s’en expliquera pas non plus dans la suite de l’ouvrage), on peut faire un effort d’analyse en suivant les recommandations que l’on trouve dans l’ouvrage Vertiges et prodiges de l’analogie de Jacques Bouveresse cité quelques pages plus loin[5].
Rappelons que l’ouvrage de Jacques Bouveresse a été écrit dans le contexte polémique créé par le canular célèbre de Sokal et Bricmont, qui ont tenté de montrer comment un certain nombre de prétendus penseurs et philosophes ont fait de l’utilisation d’analogies scientifiques (pour critiquer l’époque, le système ou la société) leur « fonds de commerce » ; pour citer une expression utilisée par l’auteur à propos des « intellectuels » qui pensent légitime de réhabiliter les séries. Pour lutter contre ces usages illégitimes de la science, Bouveresse recommandait de toujours veiller à bien expliciter le raisonnement par analogie que l’on entend produire en identifiant non seulement les ressemblances, mais aussi leurs limites. Le principe d’une analogie est simple : il s’agit de rendre plus clair un domaine dont on parle en le comparant à un domaine mieux connu, afin que les distinctions conceptuelles que l’on pourra faire dans ce dernier domaine éclairent de semblables distinctions dans le domaine que l’on cherche à mieux connaître. Une analogie devrait donc toujours en principe pouvoir être paraphrasée, c’est-à-dire clairement décomposée en ses éléments constitutifs, et justifiée au cours de cette analyse.
Tâchons de voir si les analogies de Bertrand Cochard se laissent ainsi paraphraser. Un précipité est, en chimie, un « corps insoluble formé par réaction entre deux ou plusieurs substances en solution, ou par une action physique sur une substance en solution ». Un précipité idéologique doit donc être le résultat insoluble, c’est-à-dire qui ne pourra pas se dissoudre, du mélange de plusieurs idées. Remarquons qu’on ne comprend pas bien pourquoi les idées présentes dans les séries seraient insolubles dans les idées de « l’époque » ou « la situation contemporaine ». L’auteur soutiendra d’ailleurs plus loin le contraire puisqu’il attribuera un rôle structurant pour l’imaginaire social aux « modèles narratifs » proposés par les séries (p. 108).
Est-ce la raison pour laquelle l’auteur affirme que ce précipité idéologique serait la même chose que la « substantifique moelle de ce que nous vivons » ? On sait que l’expression est employée par Rabelais de façon métaphorique pour indiquer que l’essence d’une œuvre de l’esprit est à cette œuvre ce que la moelle est à l’os. Non seulement on ne voit pas bien ce que l’on gagne à passer de la chimie à l’anatomie, mais on ne comprend pas non plus la fonction, sinon « cosmétique » (pour faire joli), de la référence à Rabelais : il ne semble pas, en effet, qu’il s’agisse ici de s’intéresser, par exemple, à sa conception de la gastronomie, de l’épistémologie médicale, de l’histoire, des mœurs, voire du récit. L’insistance sur l’idée de substance joue même contre le texte de l’auteur : le peu de rigueur conceptuelle qui semble apparaître dans ces analogies laisse craindre qu’il y ait, dans la suite du livre, peu d’apport substantiel pour qui s’intéresse d’assez près, et même d’un peu plus loin, aux séries télévisées.
Ce soupçon est d’ailleurs renforcé par la référence théorique à laquelle fait songer cette idée selon laquelle la série serait un « objet idéologique », à savoir la thèse énoncée par Marcelin Pleynet il y a plus d’un demi-siècle selon laquelle la caméra serait un « appareil idéologique[6] ». L’incrédulité du lecteur est la même et les raisons d’en douter ne doivent pas beaucoup différer[7]. On pourrait espérer que l’auteur les connaisse et sache nous expliquer par la suite pourquoi elles ne sont pas décisives, mais ce ne sera pas le cas.
L’addiction aux séries
Pour justifier sa thèse, l’auteur avance plusieurs arguments. Le premier soutient que la série occupe une « place privilégiée dans la dépendance aux écrans » (p. 10), une « addiction » réputée par l’auteur « irrésistible » parce que fabriquée par les « captologues ».
Comme nous y invitait Bouveresse, il faut que le lecteur ne se laisse pas impressionner par les passages où l’auteur prétend asséner ce qu’il présente comme d’incontestables vérités scientifiques. Non seulement les sciences semblent indiquer que l’environnement de l’addict est un facteur davantage déterminant dans la survenue de l’addiction que l’activité visée, mais la question de l’efficacité des œuvres d’art sur les spectateurs, qui est impliquée dans cette idée selon laquelle les séries télévisées rendraient addicts, est toujours posée, sans qu’aucune « vérité » scientifique consensuelle ne soit en vue. Comme l’écrit Noël Carroll, le fait que Dhamer ait prétendu avoir été influencé par le visionnage de l’Exorciste III n’empêche pas que l’immense majorité des spectateurs du film ne sont pas devenus des tueurs en série, a fortiori des cannibales[8]. Que l’auteur lui-même ait développé un temps, comme il l’avoue plus loin[9], une addiction aux séries ne signifie pas que tous les spectateurs risquent de suivre le même chemin, même si, comme beaucoup d’ex-addicts, cela peut expliquer son alarmisme et son impression d’être investi d’une mission de salut public[10].
Outre le caractère séduisant pour les médias d’un ouvrage qui va à contre-courant d’un engouement majoritaire[11], car justifié, cela expliquerait également pourquoi la critique pratiquée sera uniquement destructrice, c’est-à-dire non seulement sans aucune visée constructive vis-à-vis de l’objet ainsi mis en crise, mais surtout en aucune façon un travail d’analyse précis et rigoureux des caractéristiques artistiques et des propriétés esthétiques d’œuvres singulières. Il s’agit là d’une limite majeure de l’ouvrage et une raison valable pour nombre de lecteurs de ne pas perdre leur temps à le lire.
Voir (des séries) pour oublier
Le deuxième argument soutient que visionner des séries est « une activité profilée […] pour s’immiscer dans nos routines » (p. 12) dans la mesure où « [c] » est parce que l’on travaille trop que l’on regarde trop de séries » (p. 12). Le lecteur ou la lectrice qui travaille beaucoup pourra s’étonner d’une telle affirmation en regrettant qu’elle ne s’applique pas davantage dans son cas, c’est-à-dire que la quantité et le temps de travail, à l’extérieur comme à domicile, ne lui permettent pas, la plupart des jours de la semaine (et même assez souvent le week-end), de regarder quoi que ce soit. Ou encore : cette personne pourra soutenir que si c’est en effet parce qu’elle travaille trop qu’elle regarde des séries, c’est plutôt dans la mesure où le temps d’un épisode est souvent plus court que celui d’un long-métrage. Cela signifie cependant qu’elle ne regarde pas trop de séries, puisqu’un épisode le soir, de temps en temps, ne constitue pas une « consommation » excessive, du moins propre à être considérée comme une addiction. On comprend que cet argument mériterait de nouveau d’être fondé sur des études empiriques, plutôt que sur une impression, peut-être plus caractéristique d’une certaine classe d’âge que d’autres, qui n’est pas nécessairement partagée par le lecteur ou la lectrice. Techniquement, on pourrait dire que cet argument relève de la généralisation hâtive, c’est-à-dire de l’erreur qui consiste à faire d’un ou plusieurs cas particuliers une vérité générale. Par ailleurs, il faut remarquer que les cas particuliers cités par l’auteur relèvent, quant à eux, la plupart du temps, de la preuve anecdotique, c’est-à-dire de pseudo-preuves issues pour l’essentiel de témoignages personnels. Ce double procédé, de généralisation hâtive à partir de preuves anecdotiques personnelles, est non seulement fréquent dans le livre, mais constitue en réalité le principal mode d’argumentation de sa thèse.
Citant Debord pour la deuxième fois (« Ne travaillez jamais »), l’auteur se propose d’imaginer qu’il aurait certainement pensé « Et levez le pied sur les séries télé. » (p. 12) Il n’est pas sûr que l’auteur soit entièrement conscient du paradoxe d’un texte qui aborde les séries télévisées sous l’aspect de l’addictologie en se référant à un auteur connu pour au moins l’une de ses addictions et à qui l’on aurait pu recommander de lever le coude un peu moins souvent… Sans s’arrêter à ce jeu de mots appelé par un nouvel usage métaphorique difficile à justifier (il n’y a pas de pédale sur laquelle appuyer du pied pour regarder des séries, même si c’est peut-être une solution à développer pour résoudre le problème de l’impact climatique que les séries sont accusées par l’auteur de poser[12]), on peut s’interroger sur le sérieux d’une critique des séries qui leur reproche essentiellement de provoquer une addiction discutable, en se référant à un maître à penser dont la pensée et la vie auraient constamment tourné, sauf quelques semaines le temps d’écrire La société du spectacle, autour d’une indiscutable addiction alcoolique aux redoutables effets. Il y a même une forme de manque de respect pour les vrais addicts, leurs proches et leurs victimes à comparer la pseudo-addiction aux séries télévisées et les addictions bien réelles à des substances dont les effets sont autrement plus délétères, individuellement comme socialement, à commencer par l’alcoolisme.
En réalité, pour que la phrase qui identifie l’excès de travail à l’excès de séries ait un sens qu’on puisse saisir, il faut comprendre que l’auteur soutient que l’exténuation du salarié (cela ne semble en effet concerner que le salariat, p. 12) ne lui permettrait pas d’avoir d’autres activités nocturnes que des « activités “passives” » (p. 13) comme le « visionnage des séries ». Non seulement on peut espérer que d’autres activités nocturnes s’offrent à notre salarié (il y a, par exemple, bien des gens qui lisent, écrivent, jouent, et même un certain nombre qui font du sport, etc.), mais dire que regarder une série est une activité « passive » (inutile de souligner l’oxymore) fait partie des clichés platoniciens dirigés contre les images qui ne résistent pas à l’analyse sérieuse et font penser à George Duhamel condamnant le cinéma comme « un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis[13] ».
Cette analyse critique a bien sûr été proposée à plusieurs reprises depuis au moins Aristote, mais il faut reconnaître que toutes les analyses sérieuses de l’expérience cinématographique au sens large tendent également à montrer que suivre un film ou une série télévisée en la comprenant n’est pas un processus de réception passive d’un donné, mais toujours une activité à la fois sensible et cognitive qui mobilise nombre de ressources intellectuelles, comme par exemple, mais pas seulement, la capacité à lire. Si l’on peut concéder à l’auteur que le « salarié » est souvent trop fatigué pour lire la Critique de la raison pure à la fin de sa journée de travail, cela ne l’empêche pas toujours de préférer lire des œuvres d’une certaine « littérature » plutôt que de regarder certains films ou certaines séries télévisées jugées trop « fatigantes ». Il semble d’ailleurs désormais encore moins fatigant de scroller des vidéos TikTok, etc., ce qui ne concerne pas les séries télévisées. Quoi qu’il en soit, le mépris dans lequel Cochard tient le spectateur ordinaire de séries rappelle celui dénoncé par Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé. En soutenant qu’« [ê]tre spectateur n’est pas la condition passive qu’il nous faudrait changer en activité » (p. 23), mais « notre situation normale » (id.), en montrant comment le spectateur « compose son propre poème avec les éléments du poème en face de lui […] en se dérobant par exemple à l’énergie vitale que [la performance] est censée transmettre pour en faire une pure image et associer cette pure image à une histoire qu’elle a lue ou rêvée, vécue ou inventée » (p. 19), en trouvant à la racine de l’assimilation entre écoute et passivité « le préjugé que la parole est le contraire de l’action » (p. 18) et en démasquant le « partage du sensible » (id.) que des oppositions binaires comme regarder/savoir, apparence/réalité, activité/passivité visent à perpétuer en distribuant « a priori des positions et des capacités et incapacités attachées à ces positions » (id.), Rancière développe des idées à propos du spectateur de théâtre qui ne semblent pas sans pertinence pour penser l’expérience du spectateur ordinaire de séries.
L’imaginaire sériel du développement personnel au service du statu quo institutionnel
Le troisième argument soutient, sous une forme que l’on ne peut que reconstruire à partir d’éléments épars, que les séries « véhiculent » un imaginaire instituteur de la société « sans jamais que l’imaginaire qu’elles construisent soit ouvertement questionné. » (p. 17) L’argument mobilise, de façon très peu originale, l’allégorie de la caverne d’une manière qui rappelle de nouveau l’ère théorique de Pleynet et des textes sur le « dispositif » cinématographique de Baudry et Metz[14]. Pour justifier l’idée que le propre de l’homme serait d’aimer les histoires, il se tourne en revanche vers une référence bien plus récente et dont on ne comprend pas bien la valeur classique, comparée à Platon : « dans Sapiens, Yuval Noah Harari avance une thèse qui, sans être émouvante de nouveauté, n’en est pas moins vraie : plus que des Homo sapiens ou des Homo faber, nous sommes des Homo narrans » (p. 15). Si la thèse n’est pas neuve, alors pourquoi citer cette référence ? Nous n’en saurons rien. Il serait quand même souhaitable de la justifier, car l’argumentation de Bergson en défense de l’appellation Homo faber mérite qu’on la prenne au sérieux, surtout quand on insiste, autant que Bertrand Cochard, sur l’idée selon laquelle une invention technologique comme celle des « industries numériques » détermine des « changements civilisationnels » (p. 15), c’est-à-dire un nouvel âge de l’humanité.
Le plus étrange, dans cette argumentation sur l’importance des récits pour l’être humain, est l’usage d’une référence directe au discours d’un personnage de la série la plus populaire des années 2010, en l’occurrence Tyrion Lannister de la série Game of Thrones : « Qu’est-ce qui unit le peuple ? Les armées ? L’or ? Les drapeaux ? Non, ce sont les histoires. Il n’existe rien de plus puissant dans le monde qu’une histoire captivante. » (p. 15) Que doit-on penser du statut de cette citation ? L’auteur considère-t-il qu’elle dit vrai ou qu’il ne s’agit que d’une illusion ? Si elle dit vrai, alors elle n’est pas qu’un objet idéologique et il y a certainement des choses à apprendre sur elle et sur l’imaginaire qu’elle déploie…
La même contradiction apparaît quand on lit quelques pages plus loin : « qui douterait encore de la très grande qualité de certaines œuvres, si ce n’est quelques intellectuels qui ont fait de ces tentatives de réhabilitation quelque chose comme leur fonds de commerce ? » (p. 16) Non seulement l’auteur semble méconnaître l’histoire de la difficile réception du cinéma populaire[15] et des séries télévisées par l’institution scolaire et universitaire en général, et philosophique en particulier, mais il ne paraît pas comprendre que la « très grande qualité de certaines » séries témoigne nécessairement de la présence d’une pensée plus riche, imprévisible, innovante et pertinente que tout contenu purement idéologique[16].
Surtout, il est tout simplement faux d’écrire que l’imaginaire que les séries construisent n’est jamais « ouvertement questionné. » (p. 17) Non seulement c’est nécessairement se prononcer sur un très grand nombre de textes et d’ouvrages sans les avoir lus, tant la littérature scientifique sur les séries est fournie, mais c’est surtout faire preuve de mauvaise foi puisque l’on peut citer des textes en français connus de l’auteur, sans parler des nombreuses approches « soupçonneuses » en anglais[17], qui questionnent ouvertement l’imaginaire des séries[18]. Et l’on ne comprend absolument pas comment l’auteur peut oser écrire que les séries « ont plutôt tendance à nous conforter dans nos certitudes et à laisser le monde tel qu’il ne va pas – et je n’en vois aucune qui fasse exception à la règle… » (p. 17) Que ceux qui les connaissent pensent aux contre-exemples que constituent les séries The Wire, We Own This City, The Handmaid’s Tale, Sense8, Maid, Euphoria, Succession, Engrenages, Le Bureau des légendes, Sambre, Parlement ou les récentes Icon of French Cinema et La Fièvre, à laquelle Saison.media a consacré deux articles (Ioanis Deroide et Rémi Lefebvre).
Convaincu que les séries ne peuvent qu’encourager le dogmatisme et le conformisme, l’auteur nous assure qu’il n’écoute que son courage et son sens du devoir civique lorsqu’il entreprend ce genre d’ouvrages. Il s’agit d’éveiller les consciences et de sauver les âmes des simples citoyens (ceux qui ne sont pas payés et n’ont pas de temps pour penser ce monde), en pensant le grave problème que soulèveraient les séries, « le problème, si réel, si pressant, de l’addiction aux écrans » (p. 18). On trouve là le cœur du livre : l’addiction supposée aux séries est conçue comme déterminée par le capitalisme spectaculaire qui aurait trouvé, dans la technologie des écrans, un moyen de nous dominer en nous rendant addicts. C’est la thèse du livre et ce qui justifie son existence selon l’auteur. A la fin de son livre, l’auteur écrit ainsi :
« un cliffhanger génère – il s’agit d’un processus psycho-physiologique bien connu des captologues – une situation de stress, qui conduit le corps à produire un excès de CRH, l’hormone qui régule la production des autres hormones du stress dans le corps. » (p. 143)
La source « scientifique » citée en note est en réalité un article du Huffington Post d’une professeure en neuroscience qui nous parle de ses habitudes de visionnage, mais aussi de celles de son mari et de sa fille et conclut qu’il « est essentiel de trouver un bon équilibre pour mener une vie saine. » Non seulement cet article n’a rien de scientifique, mais il semble relever de la même catégorie que celle que Bertrand Cochard dénonce longuement dans sa critique de « l’imaginaire des séries », à savoir le développement personnel[19].
Or, comment ne pas citer Bouveresse, toujours dans le même ouvrage, et reconnaître ici
« ce que font les auteurs dans les passages les plus typiques qui ont été cités et commentés par Sokal et Bricmont. La méthode repose sur deux principes simples et particulièrement efficaces dans les milieux littéraires et philosophiques : 1) monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles, en présentant cela comme une découverte révolutionnaire, 2) ignorer de façon aussi systématique les différences profondes, en les présentant comme des détails négligeables qui ne peuvent intéresser et impressionner que les esprits pointilleux, mesquins et pusillanimes[20]. »
Peut-on vraiment comparer l’effet d’un cliffhanger à la frustration de l’addict ? L’impossibilité de regarder des séries conduit-elle jamais l’amateur à se mettre dans les états, et a fortiori à commettre les méfaits, d’un addict en manque ? La méthode de Cochard est bien la même que celle dénoncée par Bouveresse après Sokal et Bricmont : on s’appuie sur des ressemblances superficielles et on ignore systématiquement les différences pourtant évidentes en accusant ceux qui perçoivent les limites de l’analogie d’être des escrocs ou des personnes très mal informées (p. 116).
Le problème des écrans
À la fin de son ouvrage, et en vue de montrer que, même s’il avait eu tort jusqu’ici, il aurait néanmoins raison et ne pourrait que remporter sa guerre contre les défenseurs des séries grâce à une « objection décisive » qu’il doit donc considérer comme l’arme absolue, Bertrand Cochard admettra par hypothèse que certaines séries pourraient développer des outils critiques pour remettre en cause les récits dominants[21]. Cependant, c’est pour mieux asséner ce qu’il considère comme son argument le plus fort : les séries ne pourraient pas ne pas poser « le problème des écrans et de la surexposition. » (p. 142)
Mais nous ne saurons toujours pas ce qu’est le problème des écrans. S’il s’agissait de trouver une réflexion stimulante relative à l’écran de cinéma, un lecteur instruit se rappellerait, par exemple, telles pages d’André Bazin ou encore de Stanley Cavell[22]. Bertrand Cochard dira qu’il ne vise pas l’écran de cinéma, mais l’écran de la télévision numérique, de l’ordinateur ou du smartphone qui diffuse du contenu en streaming et avec une lumière bleue nuisible pour le sommeil. À quoi l’on répondra que le dispositif n’est pas nécessairement celui-ci : les grandes séries des années 2000-2010 ont pu être regardées sur grand écran, à partir d’un vidéoprojecteur, et en usant de coffrets DVD. On ne voit donc pas bien quel lien nécessaire existerait entre séries et surexposition aux écrans. Le prétendu « problème des écrans », qui semble pourtant être décisif pour le projet de l’ouvrage, est, quant à lui, sous-exposé. Il ne suffit pas d’écrire que « selon la quasi-totalité des études scientifiques publiées à ce propos, [les écrans] sont responsables de l’érosion inquiétante des capacités attentionnelles de leurs utilisateurs. » (p. 143) On peut en effet contester que les écrans érodent les capacités attentionnelles de tous leurs utilisateurs. Même si l’on admettait d’ailleurs, avec un recul temporel et un nombre d’études suffisant, que les écrans numériques posent des problèmes de santé publique, cela ne justifierait pas que l’on critique les séries, mais inciterait plutôt à trouver une solution technique pour les diffuser selon d’autres modalités moins nocives. Autrement dit, l’argument de Cochard est en fait un sophisme assez classique, celui de la pente glissante, puisqu’il suggère que regarder des séries conduira inévitablement à une suite de conséquences négatives, alors que ce n’est pas nécessairement le cas. Faute d’avoir suffisamment exposé et justifié le « problème », le livre de Bertrand Cochard échoue donc à présenter un argument principal convaincant.
L’usage d’un nouvel argument d’autorité qui prétendrait expliquer le pouvoir des cliffhangers par, en gros, la chimie du cerveau (p. 143) n’y change rien, mais atteste de nouveau de la confusion conceptuelle du propos de Bertrand Cochard : là où l’on attendrait une théorie de la clôture narrative qui sache distinguer et articuler les niveaux psychologiques et physiques[23], on a un argument qui se drape du vocabulaire apparemment scientifique de la captologie pour se faire passer pour irréfutable. Là où l’on a un intéressant problème conceptuel, philosophique qu’aborde une littérature assez abondante à analyser, Cochard ne réfléchit pas, mais assène son dogmatisme confusionniste et déterministe solidaire d’une théorie de l’esprit dépassée : selon lui, dans le cas du cliffhanger, « le cerveau nous pousse[rait] naturellement » (p. 143) à poursuivre la lecture d’un épisode. Victime du vieux sophisme de l’homoncule, Cochard doit nous expliquer avec quels bras le cerveau pourrait bien nous « pousser »…
L’adresse finale au lecteur, qui pastiche Italo Calvino en opposant l’expérience des écrans et celle de la lecture, est supposément drôle : à défaut de produire à coup sûr cet effet, elle témoigne en tout cas d’une déconnexion de certains usages contemporains, dans la mesure, par exemple, où il se pourrait que la lecture du livre Vide à la demande se fasse sur un écran…
Les attentes déçues du lecteur du Vide à la demande
Les attentes du lecteur à la fin de cette introduction sont au moins triples. On s’attend à ce que des lectures précises de séries télévisées soient proposées qui ne se pressent pas d’en réduire la diversité à l’unité et qui soient sensibles aux multiples dimensions de la forme audiovisuelle : outre la forme narrative (le scénario), il convient d’analyser au moins certains aspects de la mise en scène (décor, costumes, éclairage, mouvement des figures et interprétation des acteurs), du cadrage, de la mise au point, du contrôle des valeurs de couleur et d’autres aspects de la prise de vue, du montage et du son. La valeur d’un discours porté sur une forme d’art est en effet notamment fonction de sa capacité à rendre compte des choix, conscients ou inconscients, opérés par les artistes. Quant à la valeur d’une réflexion philosophique en esthétique, on peut penser qu’elle doit se mesurer à sa capacité à enrichir l’expérience d’œuvres singulières.
On est également en droit de s’attendre à ce que l’ouvrage témoigne d’une connaissance de « l’état de l’art » quant aux questions qu’il aborde, à savoir notamment les problèmes de l’efficacité de l’art, de l’art populaire (mass art), des rapports entre éthique et art, mais aussi des rapports entre art et idéologie. Toutes ces questions relèvent de champs de recherche bien établis en philosophie, en histoire des arts et en études cinématographiques où la connaissance des ouvrages de référence est un prérequis pour tout texte qui prétend apporter une contribution originale et pertinente.
On est donc spécialement en droit de s’attendre à ce que le livre témoigne d’une connaissance des arguments dirigés contre les théories du cinéma comme idéologie dont hérite, sans semble-t-il vraiment le savoir, notre « héros » de la lutte anti-écran, tels qu’on peut les lire, notamment, mais pas seulement, dans des livres désormais classiques de la philosophie et de la théorie du cinéma comme Post-Theory. Reconstructing Film Studies[24] de David Bordwell et Noël Carroll, Mystifying Movies[25] ou encore A Philosophy of Mass Art[26] de Noël Carroll.
Spoiler alert : ces attentes seront déçues.
[1] Netflix, l’aliénation en série, de Romain Blondeau ; Boniments, de François Bégaudeau ; et Vide à la demande. Critique des séries de Bertrand Cochard en 2024 (VAD ensuite).
[2] François Bégaudeau, « L’empire du faux », in Antony Burlaud, Allan Popelard et Grégory Rzepski (dir.), Le Nouveau Monde. Tableau de la France néo-libérale.
[3] Sans parler du fait que visionner une série, par exemple en VOST, c’est lire. Il s’agit d’ailleurs d’une bonne façon de perfectionner sa maîtrise d’une langue étrangère, souvent conseillée par les enseignants en langues.
[4] Idem
[5] « Dans Prodiges et vertiges de l’analogie, Jacques Bouveresse écrit en ce sens : « Utiliser à son tour, de façon plus sérieuse, les outils de la logique et de l’analyse logique pour démontrer l’inconsistance et l’inanité de ce type d’entreprise, relève évidemment plus du devoir, du devoir civique en quelque sorte, que du plaisir. » Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles lettres dans la pensée, Paris, Raisons d’agir, 1999, p. 14 cité in VAD, p. 17.
[6] Marcelin Pleynet et Jean Thibaudeau, « Économique, Idéologique, Formel », entretien avec Jean Thibaudeau, Cinéthique, no 3, 1969, p. 10.
[7] Voir, par exemple, David Bordwell, Narration in the Fiction Film ; Noël Carroll, La philosophie des films et Art in three dimensions.
[8] Voir Noël Carroll, A Philosophy of Mass Art, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 302.
[9] « Il est aussi possible de le lire comme les confessions d’un sériephile repenti. », VAD, p. 17.
[10] Le terme « salutaire » revient souvent dans VAD pour qualifier tout ce qui va permettre de critiquer les séries télévisées (pp. 41, 142 et 146).
[11] Pour être désormais majoritaire, cet engouement est assez récent et pourrait passer pour une juste correction après une longue période au cours de laquelle les séries ont plutôt fait, du point de vue des intellectuels, l’unanimité contre elles.
[12] Les séries sont accusées, page 18, de contribuer au « désastre écologique – la part du numérique dans l’émission de gaz à effet de serre (4 %) étant supérieure à celle du secteur aérien. » On appréciera le raccourci et la confusion du raisonnement. Si l’on essaie de le reconstruire en l’explicitant, on obtient : « Les séries sont aujourd’hui créées et diffusées dans un format numérique. Or, le numérique représente 4 % de l’émission de gaz à effet de serre. Donc, les séries sont responsables de l’effet de serre. » Les difficultés apparaissent alors plus évidemment. Tout d’abord, le terme « numérique » ne recouvre pas les mêmes réalités dans la prémisse initiale et dans la seconde : le numérique désigne une forme dans la première (par opposition à la pellicule filmique, par exemple), les conditions matérielles actuelles du fonctionnement d’internet dans la seconde. Il n’y a pas de nécessité à ce que la création et la diffusion de séries dans le format numérique soit responsable de l’effet de serre. Ensuite, que le numérique représente 4 % de l’émission de gaz à effet de serre ne nous dit pas encore combien représentent les séries dans ces 4 %. Enfin, on aimerait savoir quelle est la part des autres activités humaines non nécessaires dans l’émission de gaz à effet de serre et comment on pourrait d’ailleurs déterminer cette nécessité.
[13] Voir Georges Duhamel, « Intermède cinématographique ou le divertissement du libre citoyen », in Scènes de la vie future, Paris, Fayard, 1930 ; repr. in D. Banda et J. Moure (dir.), Le cinéma : l’art d’une civilisation 1920-1960.
[14] Voir Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité » ; et Christian Metz, « Le film de fiction et son spectateur ».
[15] Voir la postface de Cavell à A la recherche du bonheur, « Le cinéma à l’université », mais aussi l’introduction et notamment la phrase suivante : « Dans le cas de Capra, je ne compte pas simplement sur la capacité de notre brillante intelligence à s’appliquer à pratiquement n’importe quoi, disons que je ne compte pas simplement sur nos capacités à explorer ou à improviser. Ce qu’il nous faut percevoir, c’est l’intelligence déjà appliquée par un film à sa réalisation. » (p. 37).
[16] Par idéologique, j’entends ici tout système d’idées entièrement fermé sur lui-même et par là immunisé contre tous les démentis du réel.
[17] Les séries télévisées ont immédiatement été critiquées outre-Atlantique et outre-Manche par nombre de théoriciens et théoriciennes en mobilisant divers outils conceptuels hérités de la théorie critique. On suppose que ces contributions sont connues de l’auteur et qu’il n’est pas nécessaire de les lui rappeler.
[18] Une critique destructrice des séries a, par exemple, été pratiquée par Michel Terestchenko dans Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable ; François Jost dans De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? ; Raphaël Künstler dans « Le pouvoir détériorant de la fiction » ; Bégaudeau « La série », art. cit. ; Romain Blondeau dans Netflix, l’aliénation en série ; ou François Bégaudeau dans Boniments.
[19] Catherine L. Franssen, « The Netflix Addiction: Why Our Brains Keep Telling Us to Press Play.
[20] Prodiges et vertiges de l’analogie, p. 22.
[21] « Admettons que certaines séries puissent remplir une fonction critique. » VAD, p. 142.
[22] Voir Cavell, La projection du monde, chap. III « Photographie et écran » et André Bazin, « Renoir français », Cahiers du cinéma, n° 8, janvier 1952, p. 26.
[23] Bertrand Cochard pourrait consulter ici les deux tomes des disputes de l’esprit de Vincent Descombes, c’est-à-dire La Denrée mentale et Les institutions du sens.
[24] Noël Carroll et David Bordwell (dir.), Post-Theory: Reconstructing Film Studies.
[25] Noël Carroll, Mystifying movies : Fads and Fallacies in Contemporary Film Theory.
[26] Noël Carroll, A Philosophy of Mass Art.
10/06/2024