Euphoria et la glamourisation de l’addiction

par Clarisse Dzioba, le 30 octobre 2022

Dans le monde de la pop culture, il existe certaines histoires qui marquent leurs spectateurs au fer rouge. Elles peuvent secouer, choquer, émouvoir… et finalement, elles s’ancrent dans les mémoires. Euphoria est l’une d’entre elles. En l’espace de trois ans, cette série américaine créée par Sam Levinson s’est érigée en référence incontournable de la génération Z. La sortie de sa deuxième saison en 2022 n’a fait que confirmer l’engouement autour de ce teen drama pas comme les autres, lui permettant de se frayer un chemin jusqu’à la deuxième position du podium d’audience de la chaîne HBO, juste derrière l’imposant Game of Thrones. Mais ici, pas de dragons, de créatures revenues des morts, ni d’intense lutte politique pour le trône d’un royaume imaginaire ; bien au contraire. Euphoria se revendique d’un certain réalisme, en s’ancrant dans des repères temporels et géographiques qui nous sont familiers. Ainsi, nous suivons une bande d’adolescents nés au début des années 2000, qui mènent leur vie dans le monde d’aujourd’hui, entre le domicile parental et leur lycée.

Surtout, la série propose une plongée dans la difficile thématique de la toxicomanie, en écho à la crise des opioïdes qui ronge les Etats-Unis depuis une dizaine d’années. Cette problématique est portée par la protagoniste, Rue Bennett, une jeune fille de 17 ans s’étant réfugiée dans la drogue après le décès de son père des suites d’un cancer. Une histoire explicitement dramatique qui, de prime abord, ne pourrait qu’émouvoir le public, ou encore le sensibiliser. Néanmoins, si ce réalisme contribue au succès d’Euphoria – notamment acclamée pour sa capacité à traiter d’un sujet cru –, il peut également déranger. Certains estiment que la série dresse un portrait magnifié de la consommation de drogues et d’autres « comportements destructeurs ». Plus précisément, ces critiques trouvent leur expression dans une notion relativement nouvelle : celle de « glamourisation ».

Avant de réfléchir autour de ce terme possiblement surprenant, entendons-nous : aucun contenu artistique ne peut réellement faire l’unanimité. C’est bien pour ça que la philosophie s’est longuement penchée sur la question de la subjectivité dans l’appréciation d’une œuvre. C’est aussi pour cela que les contenus audiovisuels contemporains se diversifient de plus en plus, portés par des avancées techniques et des budgets conséquents, chaque spectateur devant désormais pouvoir y trouver son compte. Dans ce contexte, il paraît donc évident que, malgré ses records d’audience, Euphoria ne soit pas au goût de tous… Cependant, l’idée de glamourisation peut-elle se résumer à une simple question de préférence ? A quel degré un scénario explicitement dramatique comme celui d’Euphoria peut-il réellement laisser entrevoir une image glorifiée de la toxicomanie ? Dans ce cas, la série se perdrait-elle dans sa vision critique de la société et son envie de réalisme ? L’histoire de Rue et de ses compagnons de route porte à réflexion.

SUR LA NOTION DE GLAMOURISATION

Jules, personnage central de la série. Son costume d’ange et l’ambiance de fête contrastent avec le mal-être qui l’habite, représenté par son maquillage qui coule, ses cheveux en bataille, ou encore sa tenue mal ajustée (S01E06)


Dans l’imaginaire collectif, le glamour renvoie inévitablement à un environnement fait de charme et de paillettes, où tout brille et semble séduisant. D’une certaine manière, il demande une sortie du réel, une distorsion de celui-ci ; il est une parenthèse relevant presque de l’imaginaire, ou tout du moins d’un monde intouchable, comme celui des célébrités. Par ailleurs, dans son étymologie, le mot « glamour » provient du terme « grimoire » et est donc inéluctablement lié à la magie : glamouriser reviendrait à envoûter le public, en transformant certains éléments du réel, et les perceptions qui l’accompagnent. Ainsi, aux yeux des critiques, une double problématique se dégage : non seulement Euphoria représenterait la consommation de drogue sous un jour attrayant, mais en plus, cela aurait un impact sur la vision que les spectateurs se font des stupéfiants.

Formulée comme un reproche, la glamourisation révèle avant tout une crainte : de telles représentations court-circuiteraient les efforts de prévention et de sensibilisation autour de cette thématique, en envoyant le message que se droguer est « cool ». Aux Etats-Unis, c’est d’ailleurs D.A.R.E. – un programme d’éducation américain visant à mettre en garde la jeunesse contre les dangers de la drogue et la violence dans les gangs – qui s’est principalement élevé contre Euphoria, témoignant d’une certaine appréhension quant aux conséquences de telles images sur le public. Le concept de glamourisation renvoie alors inévitablement à la responsabilité des créateurs et producteurs de la série quant à la façon dont est maniée la mise en scène. « Maniée », car le problème soulevé par ces critiques n’est pas particulièrement le fait montrer la drogue à l’écran ; c’est avant tout la façon de le faire. Avec ce nouveau terme tout droit venu d’outre-Atlantique, c’est finalement ni plus ni moins la question de la bienséance qui est remise au goût du jour.

Pour comprendre les critiques adressées à la série, il convient saisir un peu plus pleinement son univers, car le glamour est bel et bien présent dans Euphoria. Bien que l’histoire se concentre principalement sur les maux d’adolescents en quête de sens, la beauté n’est jamais bien loin dans la mise en scène. L’identité de la série est d’ailleurs en partie construite sur une esthétique qui lui est propre, avec une photographie sublimée par des néons omniprésents, des maquillages à la fois colorés et excentriques, des tenues décalées, ainsi que par une bande-son « planante » composée par le musicien britannique Labrinth.


En fait, si la toxicomanie reste un des thèmes principaux d’Euphoria, elle ne constitue en réalité que l’un des multiples éléments nourrissant l’ambiance unique de la série. Cette dernière propose un mélange parfois déconcertant entre réalité et imaginaire, donnant une dimension particulièrement théâtrale à certaines scènes. Cette impression est d’autant plus renforcée qu’Euphoria met en scène des comportements et des situations certes réalistes, mais surtout extrêmes. Une intensité quotidienne caractérise la vie de Rue et de tous les autres personnages. Ainsi, dès le premier épisode, la protagoniste fait une violente overdose sous le regard démuni du spectateur, mais aussi de sa petite sœur, qui restera profondément marquée. Cet événement, en constituant le point de départ de la série, donne le ton pour le reste des épisodes : pour poursuivre le visionnage, il va falloir accepter d’assister à des scènes crues et potentiellement choquantes.

Ainsi, on verra Rue, au pire de son addiction, menacer sa mère avec un bout de verre tranchant ; Maddy, une camarade, subira diverses formes de violence conjugale de la part de Nate, un lycéen tyrannique et brutal, écrasé par son père ; on assistera également à la double vie de ce dernier, qui filme ses rapports homosexuels extra-conjugaux – des enregistrements sur lesquels Nate tombera dès ses 9 ans. Ces passages sont nombreux, mais traités avec justesse la majorité du temps. Par le biais de cette intensité, Euphoria parvient à communiquer la détresse et les souffrances de ses personnages qui font face à des problématiques qui existent réellement hors de l’écran. Maintenant, à la lumière du concept de glamourisation, comment penser cette cohabitation entre beauté de l’image et laideur – voire horreur – de la situation ?

MÉLANCOLIE AU MILIEU DES NÉONS : LA THÉÂTRALITÉ D’EUPHORIA

Cassie, en larmes dans sa chambre, face à son miroir. La scène, décorée par les fleurs, s’apparenterait presque à une peinture, qui représenterait la vanité du personnage ; elle qui n’existe et ne prospère qu’au travers du regard masculin, dont elle se sent en même temps prisonnière (S02E04)


Le degré de coexistence d’éléments glamours et dérangeants dépend profondément de l’orientation que prend la direction artistique et relève finalement d’un choix. Une distinction doit toutefois être opérée : intégrer des éléments séduisants à un scénario ne revient pas automatiquement à glamouriser. Ainsi, si Sam Levinson (le créateur, pour rappel) construit l’identité d’Euphoria à partir de néons et de tourments, il se défend de toute volonté explicite de magnifier la consommation de drogues, étant lui-même un ancien toxicomane. Cette série serait donc avant tout le produit d’une expression artistique, voire même d’une catharsis ; et dans le même temps, son intensité parfois surréaliste constitue sa marque de fabrique. Par ailleurs, si l’on prête attention, son titre est annonciateur, en ce que l’euphorie se définit comme un état de bien-être intense, mais illusoire.

Dans Euphoria, tout se vit à cent à l’heure ; et comme avec la drogue, il y a l’allégresse du moment, puis la chute. Quand une lueur d’espoir se dessine pour un des lycéens, elle s’éteint presque aussitôt dans la foulée. En réponse, les émotions des personnages sont décuplées, et les crises de larmes et de nerfs se font nombreuses. Très vite, la série s’inscrit non plus uniquement dans le genre sériel et cinématographique du drame, mais également dans le registre théâtral du tragique. C’est là que la question du glamour entre de nouveau en tension avec les intentions des showrunners, car chaque moment de vulnérabilité est mis en spectacle, à l’image de la scène finale de la première saison.

Incapable de suivre Jules qui décide de monter dans le premier train pour satisfaire son désir d’ailleurs, Rue rentre chez elle en larmes, abandonnée par la seule personne qui lui donnait le courage de rester sobre. Assise sur son lit, elle brise le quatrième mur en regardant le spectateur droit dans les yeux d’un air grave, avant de rompre son sevrage et de tomber en arrière sur son matelas. Un chant envoûtant résonne alors en arrière-plan et en une fraction de seconde, c’est tout autant le monde de Rue que celui d’Euphoria qui est retourné. A la manière d’une comédie musicale, la protagoniste se joint à la chanson et sort difficilement de sa chambre. Sur son chemin, toute forme de réalisme disparaît. A la manière d’un rêve, Rue voit sa mère et sa sœur, puis son père, dont elle fait toujours le deuil. La scène atteint son paroxysme alors qu’un immense chœur l’attend devant sa maison et poursuit la chanson à ses côtés. Un amas de personnes se forme, Rue l’escalade, regarde une dernière fois autour d’elle, puis hors de la vue du spectateur, se laisse tomber. Rideau.


La scène finale de la saison 1 comme intégration du monde théâtral à l’univers de la série (S01E08)


MES PROBLÈMES ME RENDENT IMPORTANT : SOUFFRANCE(S) GLAMOURISÉE(S) ?

En faisant appel à des éléments intenses, voire spectaculaires, Euphoria propose une forme de rêverie, parfois cauchemardesque, à ses spectateurs. En cela, nous pouvons commencer à entendre certains des arguments prônés par les critiques ayant recours aux accusations de glamourisation. Cependant, jusqu’à présent, nous n’avons touché qu’aux composantes purement esthétiques de la série. Or, si glamourisation il y a, un autre élément pourrait bien venir la nourrir : le simple statut de personnage. Certes, dans son monde, Rue n’est qu’une lycéenne parmi tant d’autres, sans position sociale particulière, que ce soit au sein de la société ou de son groupe d’amis. Objectivement, l’individu moyen n’a rien à envier à sa situation, en particulier quant à sa toxicomanie et au décès de son père.

Son aspect physique traduit sa santé mentale déclinante. Ainsi, elle apparaît souvent décoiffée, la mine déconfite, le regard fatigué, dans une posture avachie, et souvent vêtue des mêmes vêtements amples (contrastant ainsi avec les looks beaucoup plus apprêtés, colorés et excentriques des autres filles de la série). Mais malgré tout, une certaine aura émane de Rue. Si dans l’univers posé par Euphoria, elle n’est qu’une adolescente paumée et troublée, elle est pour le spectateur la protagoniste principale. De par cette position, tous les projecteurs sont braqués sur elle et sans qu’elle s’en rende compte, cette lycéenne somme toute banale a son moment de gloire. Pour tout adolescent en quête de sens, cette forme reconnaissance sociale constitue un véritable graal.

Durant son sevrage, la dépression de Rue s’intensifie. Ses troubles la paralysent quotidiennement (S01E07)


Là où se joue une dynamique intéressante de la glamourisation est que Rue n’est pas un personnage glamour. Au contraire, c’est un personnage cabossé et marginalisé, qui fonctionne à contre-courant de la société. Pourtant, elle dispose du privilège d’être le centre de l’attention. Isolée dans son monde mais essentielle aux yeux du public, sa solitude est paradoxalement scrutée. En fait, son statut de personnage principal, combiné à sa personnalité, envoie des signaux éminemment contraires. Mais ça fonctionne car Rue n’est pas seulement la protagoniste d’Euphoria : elle incarne également la figure de l’anti-héros. Par-delà la crise existentielle de ce « trouble personnage » se trouve un caractère complexe, nuancé et touchant qui permet aux spectateurs de s’identifier, sans qu’ils aient eux-mêmes nécessairement vécu la toxicomanie ou la perte d’un parent.

Ses défauts et ses écarts font ainsi toute son humanité, et sa capacité à reconnaître ses torts et à chercher à évoluer vient contrebalancer la part d’ombre qui l’habite. De plus, si Rue n’est pas glamour à proprement parler, elle reste un personnage entraînant et « cool », notamment parce qu’elle noue un lien tout particulier avec le spectateur en brisant régulièrement le quatrième mur, via des regards-caméra ou bien tout simplement par le biais de la voix-off. Ainsi, elle donne la sensation d’être omnisciente, en plus d’être particulièrement maligne. Cette « vivacité » d’esprit s’illustre tout particulièrement dans son analyse du monde qui l’entoure, comme si les rouages de la vie n’avaient plus de secrets pour elle. Néanmoins, de par sa nature anti-héroïque, elle aborde cette question de manière relativement cynique, donnant l’impression d’un certain détachement, comme en témoigne cette conversation avec son ami et dealer, Fezco :

« Rue : Quoi ? Tu penses que, parce que je suis allée en désintox, je suis restée clean ?

Fezco : J’veux dire, c’est pas un peu le but justement ? 

Rue : Ouais, bah de toute façon, le monde touche à sa fin, et j’ai même pas encore terminé le lycée » (S01E01)

Représentante d’une génération angoissée par un avenir incertain, Rue semble sûre d’elle et définitivement résolue quant à l’incohérence de la société dans laquelle elle vit. Le monde dans lequel elle évolue est donc lui aussi tout le contraire de glamour ; cependant, Rue dispose sans le savoir d’une position de modèle dans la série. Le spectateur passe tout simplement outre l’aspect « anti » de l’héroïne ; ou tout du moins, il le digère, l’accepte et finit même par s’habituer à la centralité d’un tel personnage. Pourtant, là encore, une telle observation porte à débat. Les accusations de glamourisation laissent notamment penser que les histoires mélancoliques d’Euphoria risqueraient d’alimenter une sorte de normalisation de la déviance, en érigeant des personnages tourmentés à la tête de scénarios à succès. De plus, la question grandit à mesure que la série prend de l’ampleur, notamment sur les réseaux sociaux où elle est devenue une référence incontournable de la nouvelle génération.

Plus globalement, il semblerait que la question de la sensibilité de chacun entre ici en considération, témoignant d’une volonté de se préserver, mais aussi de protéger les autres, qui pourraient être influencés ou choqués par de telles images. Néanmoins, ces considérations entrent en tension avec la question de l’expression artistique, mais aussi avec les dynamiques qui sous-tendent notre société contemporaine. Ainsi, à une époque où la parole se libère notamment autour de la santé mentale, il semble aujourd’hui plus que nécessaire que ces sujets soient discutés et mis en perspective par la pop culture. Reste encore à savoir s’il y a une ou plusieurs bonnes manières de porter ces thématiques à l’écran.

NB : Cet article est fondé sur un mémoire étudiant de 2022, intitulé La glamourisation de l’immoralité dans les films et les séries télévisées, et rédigé dans le cadre du séminaire de recherches « Cultures populaires, éthique et politique », proposé par M. Philippe Corcuff à Sciences Po Lyon.

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