David Simon, showrunner en colère

par Emmanuel Taïeb

Julien Goyon, Les deux Amériques de David Simon. De The Wire à We Own This City
Toulouse, Third Editions, 2023, 346 p., 34,90€

Voilà le premier ouvrage en français qui présente et analyse toute l’œuvre, écrite et filmée, de David Simon. Il est signé Julien Goyon, chez Third Editions, dynamique éditeur toulousain, qui publie entre autres de beaux livres reliés sur le cinéma et les séries. Julien Goyon est sound designer dans le monde des jeux vidéos. Il écrit aussi sur eux et comme on présente souvent The Wire comme un dévoilement du jeu social, il a dû se dire qu’il y avait des éléments communs. Et qu’en tout cas il était temps de présenter au public français l’œuvre de David Simon, étonnamment méconnue, alors qu’aux Etats-Unis il est considéré comme un auteur important, dont les séries « engagées » sont étudiées dans les universités.

Ses séries, produites et diffusées par HBO, incarnent parfaitement ce moment des années 2000 où l’écriture fictionnelle devient plus exigeante, mettant en scène pléthore de personnages et pléthore d’arcs narratifs, et où les récit se confrontent à des questions sociales et politiques brûlantes, des impasses de la « guerre contre la drogue » au racisme endémique qui dévore l’Amérique. David Simon fait de la politique et intervient dans le débat public à sa manière, en faisant des séries. Il écrit une contre-histoire du pays, celle des sans-grade et de ceux qui luttent, quand les institutions sont démissionnaires et que l’injustice se répand. Il est d’ailleurs surnommé « L’homme le plus en colère de la télévision » !

Le livre de Julien Goyon est hyper documenté et détaille tous les éléments biographiques de David Simon (et de ses co-auteurs majeurs, comme l’ancien policier Ed Burns, le romancier George Pelecanos ou encore Eric Overmyer, vétéran de la télévision US). Simon a eu une première vie de journaliste au Baltimore Sun, suivant les faits divers et les affaires policières, s’immergeant longuement dans les milieux qu’il couvrait, et en tirant des livres, avant de passer à l’écriture sérielle avec The Corner. Auteur réaliste, chroniqueur empathique, il signe des opus arides, sombres et violents, aux personnages ballotés, mais où toujours domine l’humanisme. Julien Goyon rappelle que le site web de David Simon s’appelle quand même « L’Audace du désespoir » (tout un programme…). Si le monde politique s’éloigne de la vie quotidienne des gens, ce seront l’entraide et la solidarité informelle qui retisseront les liens entre les êtres. Les « deux Amériques » qui donnent leur titre au livre de Julien Goyon, renvoient dos-à-dos les établis et les marginaux, les bénéficiaires du « rêve américain » et ceux qui demeurent dans les limbes.

Thérapie improvisée au pied des barres (The Wire)

En cinq saisons, The Wire montre l’interdépendance des secteurs sociaux de la ville de Baltimore, les ravages de la toxicomanie comme de la lutte contre la toxicomanie, les policiers et les politiciens intègres et leurs doubles ripoux, sur fond d’enquêtes policières pour démanteler le trafic de drogue. Treme (prononcer Trémé), série dont la musique est le personnage principal, débarque à la Nouvelle-Orléans, peu de temps après le passage de l’ouragan Katrina, pour voir comment une communauté blessée se reconstruit et assure la transmission de ses valeurs, notamment du carnaval et des costumes brodés des « Black Indians« . Comme The Wire c’est une chronique emplie de personnages et de destins complexes. The Deuce, avec James Franco et Maggie Gyllenhaal, sonde le monde interlope de la 42e Rue à New York, avec ses petits malfrats, ses prostituées et leurs proxénètes, la naissance de l’industrie des films porno, et les débuts de la gentrification qui détruira tous ces attachants personnages. Exception géographique dans le travail de David Simon, Generation Kill suit un bataillon de Marines un peu dépassé durant la guerre en Irak. Show Me a Hero, mini-série avec Oscar Isaac, narre l’histoire vraie du maire de la ville de Yonkers, près de New York, brisé par une fronde de résidents blancs d’un quartier pavillonnaire qui s’opposent à l’installation de logements pour des familles afro-américaines.

The Plot against America, adapté du roman de Philip Roth, tance le suprémacisme hargneux de la présidence de Trump en mettant en scène une uchronie où l’antisémite Charles Lindbergh remporte l’élection présidentielle en 1940, entreprend de déporter dans les Etats ruraux ses concitoyens juifs, et réveille un antisémitisme sociétal qu’on croyait révolu et qui affecte directement la famille Lewin que le récit suit. Dernière série en date, signée Simon et Burns, comme The Wire, We Own This City, revient à Baltimore pour dénoncer, à partir d’événements réels et sur fond de la bavure qui a coûté la vie à Freddie Gray en 2015, le scandale d’une unité de police chargée de saisir des armes profondément rongée par la corruption et l’oubli complet de ses missions.

« Il y a un âge où on doit avoir le contrôle de ce qu’on fait. » (Davis MacAlary, Treme)

Voilà pour le panorama général, mais comme le signale Julien Goyon, la démarche de Simon « au-delà du divertissement » (p.202), et sans doute les thématiques qu’il travaille, font que ses séries ont peu d’audience, mais beaucoup de récompenses (par exemple, un Golden Globe du Meilleur acteur pour Oscar Isaac). Sauf le dernier épisode de The Plot against America qui réunit 3,5 millions de spectateurs en streaming. Si les séries créées par David Simon sont importantes c’est qu’elles proposent des réflexions sur ce que devrait être une démocratie égalitaire accomplie. Elles explorent donc les conditions d’émancipation et de respect de personnages autrement dominés (empowerment féminin dans The Deuce, formes du racisme et de l’antisémitisme dans The Wire, Show Me a Hero et The Plot against America), la fracture sociale et ethnique qui mine l’Amérique, le capitalisme aveugle, la politique du chiffre dans l’activité policière, la marchandisation du corps humain (The Deuce toujours), ou la violence endémique. Mais la force de l’écriture de David Simon est que, malgré le « message » qu’il tient à délivrer, la profusion de personnages permet aussi une « multiplicité des points de vue » (p.223). Comme chez Jean Renoir, « tout le monde a ses raisons », et la nuance est de mise. Les personnages ne sont jamais d’un bloc, et évoluent au fil des saisons. L’enseignement et la transmission étant des thèmes centraux pour Simon, dans The Wire, le policier Roland « Prez » Pryzbylewski devient enseignant, et dans Treme c’est le musicien Antoine Batiste qui forme une fanfare de jeunes. Sur la racisme de la police, Julien Goyon montre bien que l’ambiguïté explicative règne puisque The Wire « montre des policiers de toutes les origines travailler ensemble, même s’il arrive encore une fois que certains policiers s’en prennent physiquement à des personnes noires en raison de leur couleur de peau » (p.173). On trouve aussi des personnages qui échappent à leur « destin », quittent le trafic de drogue et la rue, des personnages très politisés (Herman Lewin dans The Plot) et des personnages réflexifs qui se politisent et évoluent au contact des événements, comme Mary Dorman dans Show Me a Hero, opposante puis soutien au projet de logement des familles noires.

La question esthétique n’est pas absente non plus, et The Deuce est un hommage au Nouvel Hollywood, celui de Martin Scorsese et de Sidney Lumet, avec des reconstitutions numériques spectaculaires des enseignes seventies de New York ; tandis que le réalisme n’empêche pas la construction de vrais personnages de fiction avec des « touches d’excentricité surprenantes » (p.215), même s’ils ont leurs homologues dans le réel, comme les maquereaux de The Deuce, « l’hyperactif et improbable DJ Davis de Treme » (p.217) ou Brother Mouzone, Omar Little, Robin des bois subversif, noir et gay, et l’implacable androgyne Felicia « Snoop » Pearson dans The Wire.

Quel showrunner est finalement David Simon ? Un témoin acéré de son temps, un Juif américain qui lance l’alerte sur le retour de la haine dans son pays, un pessimiste dont l’œuvre porte « témoignage d’une absence de renoncement face aux inégalités et à l’injustice sociale » (p.282), un feuilletonniste qui croise la route de HBO au bon moment, et bien sûr un « tragédien post-moderne ».

23/09/2023

Post a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

s
Ce message d’erreur n’est visible que pour les administrateurs de WordPress

Erreur. Aucun flux trouvé.

Veuillez aller sur la page de réglages d‘Instagram Feed pour connecter votre compte.

logodesigned and developed by Qodeinteractive.