La Mesias, une histoire de lien

par Antoine Bonnet

La série espagnole La Mesias, sortie en 2023 et écrite par Javier Ambrossi et Javier Calvo, a été l’un des évènements télévisuels de la rentrée en France. Présente sur la plateforme Arte.tv, la série a choqué par son réalisme poétique et la prestation parfaite de ses différents comédiens. La Mesias raconte l’histoire de la dérive sectaire d’une femme qui embarque ses enfants dans sa folie. Le scénario s’inspire de l’histoire de la famille Angulo et du groupe de musique The Shaggs qui a sorti l’album Philosophy of the World en 1969, mais, surtout, des membres du groupe Flos Mariae, la famille Bellido Durán, composée de seize frères et sœurs, dont quatorze sont encore en vie ! La Mesias dissèque méticuleusement, au fil des sept épisodes, les liens psycho-sociaux nécessaires aux différents groupes humains. Cette anatomie relationnelle est l’un des ressorts émotifs de la série.

La série débute par des liens qui se déchirent : Montserrat Baró, belle femme au fort caractère, quitte, avec fracas, le père de ses enfants Enric et Irène. Pour survivre, Montsé va se prostituer, faire la fête, rencontrer beaucoup d’amants laissant ses deux enfants livrés à eux- mêmes. Car elle est séduisante et se sait promise à un destin hors norme. Couple, maternité, fratrie, le lien familial est maltraité durant les premiers épisodes. Le lien maternel entre Montserrat et son fils est très élastique entre lien incestueux et fascination. Montsé déclare dans l’épisode 1 : « Tu es mon homme ! » sous le regard émerveillé du petit garçon. Avant de mourir, le fils et sa mère échangeront même un baiser langoureux. Pourtant, dans La Mesias, plus le lien est fort, plus il semble toxique. Montsérrat est une dépendante affective, droguée aux liens et elle met en danger ses deux enfants. Les mots de Romain Gary sur l’amour maternel semble résonner tout au long des premiers épisodes : « Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais ». Qui trop embrasse, mal étreint.

Pourtant, au début de la série, nous savons que ces liens forts se sont brisés. Enric est chef opérateur pour un film documentaire sur l’apparition de la vierge noire et il découvre une communauté qui est en contact avec les extra-terrestres dans les montagnes de Montserrat, prénom de sa mère qu’il n’a plus vu depuis de nombreuses années. Il contacte sa sœur qui ne veut pas lui parler. Le contraste est fort entre la chaleur de ce trio d’antan et les relations distantes actuelles. Enric a été victime, on l’apprend à l’épisode 7, d’attouchements de la part d’un amant de Montsé. Cette blessure, à la différence de sœur Irène, le déchirera toute sa vie et elle se présente à l’écran sous la forme d’un Alien qui le touche. Enric est, ainsi, fasciné par la secte, s’essaiera à leur rituel et cherchera toute sa vie ce lien avec sa mère. Irène, elle, tentera de reconstruire sa vie ne rompant tout lien avec son enfance.

Mais c’est la rencontre de Pep Puig, catholique rigoriste qui prend Montsé sous son aile pieuse, qui va faire tout basculer. Il va la couper totalement du monde extérieur qui semble être une menace pour la jeune femme. Pep est un père pour elle et il aura pour mission de sauver cette jeune femme. C’est en rompant totalement le lien avec la société extérieure que Montserrat se libérera de ses excès. Pep est un hypnotiseur qui va profiter des failles de la jeune femme, et notamment sa quête du lien. Dans Psychologie des foules et analyse du moi en 1921, Freud explique : « L’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi »[1]. Pep infantilise totalement Montsé « pour son bien ». Par deux messages contradictoires, il enferme celle-ci pour mieux la contrôler. D’un côté, il la retire de la société « pour mieux l’en préserver » et de l’autre, il lui laisse croire dans une mission rédemptrice de « sauver le monde ». Montsé est prise au piège. L’anthropologue Gregory Bateson et son équipe de recherche à Palo Alto, en Californie nomme « double bind » (double lien) les situations de communication dans lesquelles des messages contradictoires sont reçus. L’enfermement de la jeune femme et la totale mainmise de Pep sur elle, qui est pourtant un feu follet, s’explique par cette double injonction contradictoire. Bateson précise que la première et la deuxième injonction ne s’expriment pas forcément au même niveau logique. Par exemple, l’injonction première peut s’exprimer verbalement et la deuxième de façon non-verbale. Cet étau ligote le « moi » qui devient totalement passif. Sans aucune subjectivité, la jeune femme est devenue objet.

Le psychiatre Paul-Claude Racamier, qui est à l’origine du concept de « pervers narcissique », ajoute une « troisième injonction » qui permet d’interdire toute remise en question du « double bind ». Recamier parle, ainsi, « d’une ambiance ».  Les liens familiaux entre enfants et parents forment cette ambiance de « devoir » propre à la foi catholique, une «ligature» : « Le lien libidinal est remplacé par la ligature, et le désir par la contrainte »[2]. Par cette triple injonction, Pep a transformé cette femme charmeuse, désirante, épicurienne en une mère de devoir. Il prend totalement le contrôle de Montserrat, qui devient sa femme, et à qui infligera six filles. La jeune femme semble très fatiguée, devient pieuse et en communication directe avec Dieu. Sa mission ? Sauver le monde. Car l’humain ne peut survivre sans lien. Coupée de la société, Montserrat se jettera dans les bras de la religion. La religion recréé un lien exclusif avec le monde extérieur par Dieu. Le terme religion veut dire « relier » et non « lier ». Il semble sous-entendre un lien auparavant distendu qui se « relie ». Un lien affectif si fort qu’il en est toxique. Pep a, tout de suite perçu en Montserrat une « préadepte ». Selon le psychologue Bernard Chouvier, le « préadepte » est très souvent en rupture de « liaisons internes du fait soit d’un deuil, soit d’une aspiration radicale au changement, soit d’une séparation volontaire et décisive du groupe familial et des relations de proximité »[3]. Montserrat est la préadepte idéale, en rupture familiale et morale et présentant une volonté radicale au changement. Pep le comprend très vite.

Mais ce qui est intéressant dans La Mesias, c’est que l’adepte, Montsérrat, deviendra gourou, LA Mesias (La messie). Montsé ne s’engage pas dans une secte, elle va créer sa propre secte familiale, redéfinir totalement les liens affectifs. Au-delà d’une série sur les sectes, La Mesias nous montre la création de celle-ci. Pep, au fur et à mesure de la série, se met en retrait face à la femme qui « communique » avec Dieu. Pep est un serviteur, un adepte et non, un gourou. Bernard Chouvier, dans son livre sur les sectes, Les avatars de l’idéal en 1999, explique que le « gourou » manifeste une « carence narcissique»[4] qui se caractérise par certains cas de psychose, des « hallucinations »[5]. L’adepte, lui, développe une « blessure narcissique » que l’on peut qualifier de « conjoncturelle ». Or Montsé, nous l’avons vu au début, présente une véritable carence narcissique par sa difficulté relationnelle et son intuition qu’elle a « un destin ». Dans l’épisode 3, elle explique à sa fille : « C’est moi qui parle avec Dieu. Ton père est tellement fier de moi. » Dans l’épisode 4, elle rajoute : « Dieu me parle car je suis sa fille. Il m’appelle Sol. Il ne me laissera jamais seule. » Le lien avec Dieu permet un lien affectif avec un homme, un père qui ne la regarde pas uniquement pour son corps, comme dans les premiers épisodes. La carence narcissique s’atténue donc pour Montsé dans la relation avec Dieu.

Autre divinité créatrice de lien dans la série… Internet ! Montsé va former ses six filles à la musique pour en faire l’objet de sa mission. C’est paradoxalement par Internet que la notoriété musicale des sœurs Bajo va se faire. Elles vont faire le buzz et Enric s’exclame : « Elle a réussi ! ». Par le réseau de liens formidables qu’est internet, Montsé réussit à diffuser un message sur le monde tout en se préservant de celui-ci. Une pureté accomplie qui peut se propager par la musique des sœurs, véritables objets de curiosités comme l’ont été les Shaggs dans les années 70 ou Flos Mariae. A noter que « to shag » veut dire paradoxalement « s’envoyer en l’air »… La Mesias pointe les dangers que l’outil Internet engendre, car il permet une diffusion gigantesque, sans filtre, d’idées dangereuses. Plus tard dans la série, lorsque les sœurs sont en âge de rencontrer des garçons, Montserrat s’exclame « Pour ça, y a le chat ! ». Autre relation virtuelle, Internet recréé un lien non-empirique avec le monde extérieur et permet de perpétuer la communauté familiale dans une absence de lien sociaux. Cette communication immatérielle permet aussi à Montserrat de laisser croire à Aina, sa deuxième fille que le prince d’Espagne veut se marier avec elle. La virtualité du lien permet la création d’un monde autre, paradisiaque, pure. C’est dans ce mensonge des liens que la mission fantasmée de Montsé peut survivre. Internet est le nouveau Dieu qui relie les humains virtuellement.

La Mesias décortique au scalpel, parfois très profondément, les liens relationnels contemporains dans leurs différentes strates et puissances. Dans cette dérive sectaire, les liens maternels, fraternels, sociétaux et spirituels sont présentés et analysés durant sept épisodes intenses. A travers cette reconfiguration relationnelle qu’est la dérive sectaire, ce sont nos liens psycho-sociaux qui sont portés à l’écran : vacuité spirituelle, outils technologiques, hyper-connexion… La vie de Montserrat dans La Mesias est un miroir opposé des liens de nos sociétés occidentales. En montrant, une vie re-structurée par des nouveaux liens, La Mesias interroge donc les liens psycho-sociaux de nos sociétés occidentales.

[1] Freud, 1921, p.179-180

[2] Racamier, 1995, p. 78

[3] B. Chouvier, 1999, p. 226, et N. de Kernier, 2005, p. 157

[4] Chouvier B. 1999, Les avatars de l’idéal : une approche psychanalytique du « sectaire », Sectes et démocraties, Paris, Seuil, pp. 224-238,.

[5] Chouvier,1999, p. 227

20/12/2024