Squid Game 2, fini de jouer !
par Antoine Bonnet
Squid Game ou « Le jeu du calamar » est une série télévisée dramatique de survie sud-coréenne, créée par Hwang Dong-hyeok et diffusée depuis le 17 septembre 2021 sur Netflix au niveau international. La série est LE succès de 2021 (180 millions de vues en un mois seulement, la série détient le record du meilleur démarrage de tous les temps sur Netflix) et la saison 2, tant attendue, est un véritable évènement.
456 personnes en difficulté financière sont recrutées pour participer à un jeu où le vainqueur gagnera 45 milliards de Woms (29 278 408 euros)… Mais les perdants du jeu seront tués sur le champ. Ultra-violente, la série est l’allégorie d’une société capitaliste moderne sous domination de l’argent-roi qui, loin d’être la libération, est la prison du peuple coréen. Dans l’épisode 3 de la saison 2, une tirelire remplie d’argent surplombe tout le temps les participants qui l’admirent religieusement. On retrouve cette critique du jeu et de la société capitaliste dans Le Prix du danger, un film réalisé par Yves Boisset en 1983, dans Hunger Games en 2012 ou dans le terrible On achève bien les chevaux de Sydney Pollack en 1969. Mais ce qui est marquant dans la série Squid Game, c’est sa proximité directe avec la réalité politique de la Corée du Sud. Car le contexte économique est très particulier en Corée du Sud et les artistes coréens ne cessent de dénoncer une société hiérarchisée, sous contrôle militaire et sous domination de l’argent. Selon Hwang Dong-hyeok, le succès de la série vient de son lien avec « la société dans laquelle nous vivons ». Il ajoute que dans la deuxième saison, les spectateurs pourront ainsi toujours « trouver des scènes connectées aux conflits absurdes, aux divisions et aux bouleversements qui surviennent dans le pays et dans le monde. »
Fractures de classe
La Corée a toujours été un pays assez pauvre. Ce n’est qu’en 1961, avec l’arrivée au pouvoir du dictateur Park Chung-hee, qu’il a commencé à connaître une incroyable croissance économique. Ce bond en avant est nommé « miracle de la rivière Han », en correspondance avec le « miracle du Rhin » en Allemagne à cette période-là. Liée avec l’économie japonaise, la Corée du Sud a aussi profité de l’élan exceptionnel de ce pays durant ces années et une élite financière coréenne a émergé. Ainsi, le tube planétaire du chanteur Psy, Gangnam Style, met-il en scène cette classe de la société, les « nouveaux riches ». Gangnam est le nom du quartier riche de Séoul et Psy montre dans son clip les lieux et loisirs de cette classe. La célèbre « danse du cheval » ou encore « danse du cavalier » ou « horse-riding dance » raille, ainsi, la passion bourgeoise pour les sports équestres. Par ailleurs, les poignets joints caractéristiques du cavalier indique aussi les menottes et la prison… Psy moque aussi les grand-mères qui voyagent en bus touristique et vont au sauna avec la mafia coréenne, le Gang de Gangnam. Le tube, beaucoup moins bête qu’il n’y paraît, critique cette nouvelle classe coréenne qui se divertit comme les Occidentaux. Le 21 décembre 2012, le clip de Gangnam Style est le premier à dépasser le milliard de vues sur YouTube.
Pourtant, malgré une croissance économique forte, les inégalités n’ont pas cessé en Corée. Le taux de suicide y est l’un des plus élevés au monde. Près de la moitié des personnes âgées vit sous le seuil de pauvreté. Les jeunes, eux, ont un taux de chômage vertigineux (en 2020, il était de 22%), subissent l’intensification de la pression scolaire coréenne, portent un endettement monstre et s’engagent massivement dans la conscription militaire… En opposition au « miracle de Han », les jeunes Coréens ont inventé le terme de « Hell Joseon » pour désigner cette société stressante et fermée. Joseon fait référence à la dynastie Joseon, qui a dirigé le pays pendant 7 siècles, très rigide et hiérarchisée. Le cinéaste Bong Joon-ho avec Parasite, son film oscarisé en 2019 ou Snowpiercer en 2013, repris en série en 2020, montre avec génie et humour ces fractures de classe dans la société coréenne. Les hiérarchies sociales fortes, sous domination quasi-dictatoriale capitaliste, sont omniprésentes dans le cinéma de Bong Joon Ho et on les retrouve dans Squid Game.
Ce sentiment inégalitaire a engendré une sorte de ressentiment dominants/dominés dans le pays depuis plusieurs décennies. Les classes sociales n’ont jamais été aussi présentes que dans la société coréenne contemporaine. Ainsi, dans l’épisode 2 de la saison 2, le recruteur parle des joueurs, tous endettés, comme des « déchets inutiles ». Dans une interview pour TV5 Monde durant le festival de Cannes 2000, Im Kwon Taek, le héros du cinéma indépendant coréen[1], parle de la Corée du Sud comme « une société toujours féodale où surmonter le statut social hiérarchique est extrêmement difficile ». Ainsi, l’économie coréenne est dominée par des Chaebols, ces conglomérats d’entreprises appartenant à une poignée de familles riches et extrêmement puissantes. Ce sont elles que l’on découvre à la fin de la saison 1 de Squid Game, masquées, qui dirigent le jeu en toute impunité. Dans l’épisode 2 de la saison 2, le « recruteur » parle, ainsi, de « VIP ». Le plus grand Chaebol du pays est le célèbre Samsung, dont le PDG Lee Jae-yong a été condamné à deux ans de prison pour corruption et détournement de fonds et a été libéré en août 2021 après avoir purgé la moitié de sa peine. Le gouvernement coréen, impuissant, a dû le libérer au motif de « l’importance de Lee pour l’économie du pays ». Un pouvoir politique totalement soumis à ces conglomérats qui tirent les ficelles de la société. Les pouvoirs publics sont totalement absents de la série. Aucune enquête, pas de justice. Le jeu sordide du Squid Game est, ainsi, orchestré par les grandes fortunes coréennes… qui s’ennuient. C’est ce qu’explique le vieil Oh Il-nam, créateur du jeu, à Gi-hun, numéro 456 et héros de la série :
– Oh Il-nam (épisode 10) : Est-ce que tu sais ce qu’il peut y avoir en commun entre une personnage qui n’a rien et un qui a trop d’argent ? Vivre, n’est amusant pour aucun des deux. Moi, j’ai trop d’argent. Tout te parait ennuyeux à la fin. Au point que les clients m’ont dit la même chose. Ils n’avaient plus de joie dans la vie. Alors on s’est réunis pour s’amuser à nouveau…
– Seong Gi-hun (joueur 456) : Ce jeu ? C’était pour vous amuser ?!
Ce dialogue cynique résonne avec le « Panem et circenses » (du pain et des jeux) du poète satirique latin Juvénal, qui est le titre du premier épisode de la saison 2 :
– Oh Il-nam (épisode 10): Quand j’étais enfant, j’aimais m’amuser. J’avais envie de retrouver ces émotions avant de mourir. Je voulais revivre ça.
– Seong Gi-hun : Ça vous a fait du bien !?
– Oh Il-nam : C’était drôle de jouer avec toi…
Des élites corrompues
L’univers acidulé de la série, à l’image du clip de Psy, les jeux enfantins « kawaïs[2] » percutent l’ultraviolence de la société coréenne. La culture coréenne oscille entre K-dramas (séries romantiques coréennes), K-Pop et des œuvres que l’on pourrait qualifier de « marxistes » dans leur vision de classes sociales et de ses luttes. Mais la deuxième saison de Squid Game ajoute un élément fondamental : la démocratie et le politique. En effet, à la fin de chaque jeu, les participants peuvent voter pour finir le jeu (avec une petite somme) ou continuer, au risque d’y laisser délibérément leur vie ! Loin d’être une issue salvatrice à la tyrannie, le vote démocratique devient, ainsi, un outil qui perpétue le système libéral. Le politique n’est plus un contre-pouvoir au Chaebol mais un tyran supplémentaire pour la société coréenne.
Le 3 décembre 2024, Yoon Suk-yeol, le chef d’Etat sud-coréen sidère le monde entier en déclarant une loi martiale dans le pays « pour protéger la Corée du Sud libérale des menaces posées par les forces communistes nord-coréennes et éliminer les éléments hostiles à l’État ». En proie à de nombreuses crises politiques et notamment, la défaite Parti du pouvoir au peuple (PPP, droite), largement battu en avril par le Parti démocrate (centre gauche), Yoon Suk-yeol était aussi acculé par les scandales et sa répression violente. En 2023, sa femme est filmée en train d’accepter un sac à main de marque d’une valeur de 2000 dollars, offert par un pasteur. Scandale dans le pays pour celui, un ancien procureur, qui avait été élu pour sa lutte contre la corruption. Quelques mois plus tard, il utilise abusivement de son droit de veto pour bloquer une enquête parlementaire sur une affaire de manipulation financière impliquant, là aussi, son épouse. Quelques semaines plus tard, c’est sa belle-mère, Choi Eun-soon, qui est condamnée à une peine d’un an de prison « pour avoir falsifié des documents financiers dans le cadre d’une transaction immobilière ». C’en est trop pour celui qui avait été élu en 2022 avec la réputation de « pourfendeur de la corruption ». Il avait permis la destitution en 2016, puis l’arrestation de l’ex-présidente Park Geun-hye pour « abus de pouvoir » et en 2019, il inculpait un collaborateur du président Moon Jae-in, son prédécesseur, pour « fraude et corruption ». Au-delà des scandales de corruption, c’est la manière dont Yoon Suk-yeol a utilisé ses pouvoirs politiques et répressifs qui ont choqué le peuple coréen, rappelant ainsi le triste président autoritaire Chun Doo-hwan, qui avait, lui aussi, déclaré la loi martiale et avait massacré des manifestants en 1980.
Harcèlement des défenseur·e·s des droits du travail, discours anti-syndicalistes, perquisitions dans des bureaux de syndicats et enquêtes pénales sur des dizaines d’adhérents syndicaux au cours de l’année 2023, la répression sur le monde du travail coréen est terrible. La saison 1 de Squid Game faisait, déjà, directement référence à la grève de Ssangyong Motors et la répression sanglante du constructeur automobile (rebaptisé KGM) en 2009. Près de 30 personnes seront massacrées après l’écrasement du mouvement, certaines s’étant suicidées, d’autres ayant succombé à des maladies. Le 1 er mai 2023, un cadre syndical, Yang Hoe-dong, persécuté, s’immole par le feu devant l’antenne de Gangneung du tribunal de district de Chuncheon. Quelques jours plus tard, le 31 mai, la police démolit un autel à sa mémoire, faisant quatre blessés dans l’opération, et menace d’utiliser du gaz poivre pour disperser une manifestation pacifique organisée par la Confédération coréenne des syndicats. Toute lutte syndicale est perçue comme une ingérence communiste de la Corée du Nord, voire de Vladimir Poutine. Dans la saison 2, la tueuse numéro 11 est nord-coréenne et elle subit des menaces de ses collègues qui la soupçonnent d’être infiltrée. La répression des travailleurs est dénoncée par de nombreuses ONG des Droits humains et syndicaux, notamment Amnesty International. C’est dans ce contexte que le monde est pris de stupeur par la loi martiale du 3 décembre : interdiction de tous les rassemblements du Parlement et des organisations politiques, médias sous contrôle de l’armée, déploiement de troupes et de policiers, hélicoptères et armées dans les villes… Lâché par son camp, isolé, Yoon Suk-yeol est obligé de rétropédaler six heures plus tard. 190 députés se réunissent en urgence pour voter contre sa mesure, alors que des soldats armés tentent de les déloger du Parlement. Six heures de dictatures militaires, le pouvoir politique coréen est dictatorial ou n’est pas.
Servitude volontaire
Dans la saison 2 de la série, Hwang Dong-hyeok, le créateur de la série, grand opposant à la politique de Yoon Suk-yeol, pose la question de la servitude volontaire et du choix démocratique. Car dans Squid Game, le vote démocratique ne semble pas un véritable contre-pouvoir à la tyrannie des Chaebols « VIP ». Désormais, les candidats votent à la fin de chaque épreuve afin de savoir si le jeu se poursuit ou non. Si la majorité souhaite arrêter, alors le jeu prend fin et les gains sont répartis entre les survivants. Sinon, ils continuent et les joueurs peuvent gagner plus d’argent… mais au risque de mourir. Sans trop dévoiler la série, le vote démocratique va, évidemment, créer des tensions et des violences dans le groupe de joueurs. Les organisateurs n’ont plus besoin de créer des jeux pour éliminer le peuple. Depuis le début, Squid Game pose la question du choix et du libre arbitre. Tous les participants ont « choisi » de venir et choisissent de rester, malgré le risque d’y laisser leurs vies. « Ici, au moins, j’ai une chance de me refaire ! », dit l’un des participants (S2E5). La démocratie, c’est aussi le combat des pauvres entre eux, une lutte âpre et violente, qui « oublient » leurs tyrans et la véritable tyrannie. Gi-hun, le héros et le dernier vainqueur de la saison 1, n’a plus ce couteau sous la gorge financier et n’oublie pas qui est le véritable ennemi dans le jeu. S’attaquant au système, toujours empathique, Gi-hun dérange les VIP et le « maître du jeu » (Joueur 001) tente de le corrompre pour qu’il se soumette à la lutte de tous contre tous. There Is No Alternative.
Ainsi, Squid Game pose plusieurs questions à nos démocraties occidentales qui se pensent ouvertes et justes. Rapport à l’argent-roi, hiérarchie et lutte des classes sociales, utilisation de la violence légitime ou non… Mais surtout la nouvelle saison pose la question du choix démocratique dans le contrat social moderne. Le vote d’un citoyen, pris à la gorge financièrement, est-il valable et démocratique ? Ou mû par des tensions et injonctions extérieures individualistes incompatibles avec une pensée globale autour de choix communs nécessaires ? Sans espoir, culpabilisés, mis en compétition, les plus précaires votent contre leurs intérêts. Dans la saison 2 de Squid Game, Hwang Dong-hyeok montre bien qu’une démocratie accomplie ne pourra être réelle et juste que lorsque les conditions matérielles des citoyens seront garanties et les inégalités économiques et sociétales totalement disparues.
[1] Il remportera le prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2002 pour son film Ivre de femmes et de peinture
[2] « Mignon » en japonais
01/01/2025