Cobra Kaï, les dojos de l’Amérique

Par Emmanuel TAÏEB.

Sequel sérielle des films Karaté Kid (d’abord sur YouTube Red puis 3e saison sur Netflix), Cobra Kaï est une série régressive très 80’s, un peu « bourrine » aussi (c’est l’effet du karaté partout…), et assez drôle. La série enrôle à nouveau une grande partie du casting originel, pas pour des cameos mais pour une véritable reprise de rôle, tout en mettant en avant une nouvelle génération d’apprentis karatekas.

La première force de la série est d’interroger d’emblée ce qui arrive aux personnages secondaires qui perdent dans une fiction, et l’intérêt qu’il y aurait à en faire des personnages principaux. Ici Johnny Lawrence, qui perd le championnat dans le premier Karaté Kid et sort littéralement du temps même, puisque comme Hibernatus il semble se réveiller en 2018, sans qu’on sache très bien ce qu’il a fait pendant 30 ans tant il semble perdu dans l’époque. A l’inverse, le personnage de Daniel, héros des films, a réussi en tout, a une sympathique famille et du succès dans les affaires (il tient une concession de voitures). Donc, deux destinées fictionnelles différentes qui sont conditionnées par la victoire ou la défaite matricielle en championnat. Sauf que le récit suggère que Daniel trouve sa vie un peu fade, et l’irruption de Lawrence, qui a quand même roulé sa bosse (il a un enfant adolescent), qui est aussi bien cabossé, se révèle le vrai passeur des principes du karaté que Daniel aurait rêvé d’être. Leur rivalité dans cet art martial, conjugué à celle de Kreese, mentor de Lawrence dans le premier opus, fait voler en éclats leurs existences et celles de leurs enfants et de leurs camarades, qui les rejoignent dans ce revival sportif quarante ans plus tard.

A cheval sur ces deux époques, via plusieurs flashbacks qui éclairent le récit des premiers films d’un jour nouveau quand ils sont le fait de Lawrence, Cobra Kaï peut aussi s’amuser à déconstruire son époque et à se moquer gentiment des tendances actuelles, perçues par les protagonistes hommes comme dévirilisantes (après tout, ils font du karaté) : le yoga new age, la nourriture végétarienne, le politiquement correct ou la culture woke, et les réseaux sociaux (à la question de savoir si on peut inscrire quelqu’un de « non-binaire » au dojo, Lawrence raccroche le téléphone). Avec le parti-pris de tirer dans l’autre sens : il faut être un « badass » plutôt qu’une « pussy ». Chaque épisode s’aventure dans des contrées qui sont désormais devenues « osées » : se battre à l’école, faire des remarques sur l’origine ethnique, sur le genre, sur le poids, sur le physique, sans se soucier de la sensibilité actuelle. Il y a tout un discours autour du combat qui joue précisément sur le fait qu’il est démodé. Il y a d’ailleurs un personnage secondaire qui dit que le karaté c’est très années 80. Et justement la série s’appuie sur cet ancrage ancien pour ne pas se sentir affiliée à l’époque et parler depuis un temps disparu, qui est pourtant celui dans lequel tous les personnages adultes vivent et entraînent les autres.

Si la série peut se permettre de se moquer du politiquement correct, c’est parce que dans les dojos règne un melting-pot total, avec des latinos, des noirs, des asiatiques, des obèses, des ados rachitiques à lunettes, etc. En fait, chaque dojo représente une promesse américaine et en tout cas une manière d’être au monde : doit-on écraser les autres pour réussir (dojo de Kreese), doit-on avoir un rapport agressif au monde parce que le monde est sans pitié (doj de Lawrence), ou doit-on user de la violence uniquement pour se défendre (dojo de Daniel) ? La série penche un peu vers cette dernière proposition, dans la lignée des enseignements du célèbre Monsieur Miyagi, mais sans trancher réellement puisque les mêmes personnages naviguent de l’un à l’autre… Aucune promesse n’est absolument satisfaisante à elle seule, car elle est incomplète, car elle ne doit à voir qu’un aspect du monde : l’agressivité, l’attaque, la défense, soit la survie dans le monde hostile de l’Amérique, la conquête d’un dû que d’autres pourraient vous prendre, et le maintien d’une position acquise qui n’a pas été volée (dont la défense contre les « bullies », en ligne et physique, la plaie des collèges). Soit sans doute aussi des régimes politiques, en forçant le trait, fascisme, autoritarisme et démocratie. A moins que la série n’explore en réalité le cycle d’une violence sans fin, transmise aux générations suivantes, le karaté servant à l’encadrer ; violence de la Seconde Guerre mondiale pour Monsieur Miyagi, violence de la guerre du Vietnam pour Kreese, dans des flashbacks étonnants qui le montrent progressivement dépouillé de la vie qu’il essayait de se construire, violence sociale que subit Daniel lorsqu’il débarque en Californie, et violence des combats de karaté qui débordent en permanence le cadre des dojos pour devenir presque une manière d’être de jeunes qui trouvent bien là une arme pour résister à la violence immanente du monde.

Dernière mise à jour : 20/10/2021
Texte adapté d’une chronique d’Intersaison n°1, le podcast de Saison.

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