Mare of easttown: ce qu’est la justice
Concernant la mini-série Mare of Easttown (HBO, Brad Ingelsby, 2021),il est possible de commencer exceptionnellement par ce qui paraît problématique, sans écraser les nombreux qualités de cette production. D’une part, pour une chronique sociale, on dispose de peu d’informations sur les personnages. A part Mare, on ne sait pas quel est le métier des autres protagonistes, ni ce qu’ils font de leur journée (à moins, hypothèse forte, que l’inactivité subie soit mère de tous les vices…). Les scènes les montrent ainsi chez eux, bavardant, buvant, allant à la pêche, mais rarement travaillant, sauf pour les policiers. Malgré la dimension « chorale » de la série, en réalité le personnage principal est plus « écrit » que les autres et reste le cœur de la narration.
D’autre part, la série « charge la barque » sur les problèmes de cette communauté : on a la fille-mère, qui est d’ailleurs la victime, la femme qui traite son cancer et dont la fille a disparu, le fils suicidé, le père suicidé, le frère drogué, l’enfant qui a des tics bizarres, l’enfant qui a des problèmes d’oreille, le prêtre ambigu… N’en jetez plus ! Il est sans doute dommage que pour signifier qu’une communauté est dysfonctionnelle on y place des gens eux-mêmes dysfonctionnels. Car en fait ce n’est pas nécessairement lié, et par exemple dans Broadchurch, série avec laquelle Mare of Easttown possède nombre de points communs, le malaise ne tient pas à l’accumulation de personnes « à problèmes » mais au poids des secrets et des hypocrisies, entre des gens qui se connaissent depuis trop longtemps. Les deux séries enregistrent bien cependant la violence faite aux enfants par des adultes déviants et émotionnellement braques.
Pour le reste, Mare of Easttown c’est un peu l’affaire Grégory croisée à The Killing, avec un récit qui alterne des moments cocasses (Mare qui dissimule un toast de foie gras entre les coussins d’un canapé) et des moments plus durs. Avec aussi une économie du récit qui impose d’y entrer rapidement, présentant nombre de personnages dès le premier épisode, comme dans The Wire. Easttown, donc, petite ville de Pennsylvanie, où tout le monde se côtoie depuis des décennies (notamment, on le comprend, les femmes qui ont toutes été amies et étaient dans l’équipe de basket de la ville), est une communauté qui est travaillée par des maux de plus en plus voyants. Ces maux préexistent au meurtre comme à la première disparition d’une jeune fille, car en fait il y a deux enquêtes dont on saisit à un moment qu’elles sont dissociées. Et ces maux affectent même l’héroïne, qui n’est pas une oie blanche, et se fait renvoyer de la police à mi-parcours, pour avoir dissimulé de fausses preuves dans les affaires de sa belle-fille. A l’image de la série, le réalisme poisseux contamine donc la policière même chargée de l’enquête, et rappelle bien son appartenance à la même communauté de destins tordus que les autres habitants de la ville. Toute l’épreuve de Mare va donc consister à remettre d’équerre cette communauté, et à se remettre d’équerre elle-même, après le suicide de son fils. Comme être la gardienne de l’ordre quand on fait soi-même partie du désordre.
Donc la « justice » ici n’est pas simplement d’avoir trouvé le coupable (que Mare aurait pu ne pas dénoncer d’ailleurs), mais à placer cette communauté face à tous les non-dits et les relations toxiques qui se sont nouées depuis très longtemps. A acter aussi que le temps à abimer tout le monde, faisant voler en éclats le temps suspendu où précisément toutes les femmes pouvaient faire « équipe ». Dans la deuxième saison de Broadchurch, où un procès vient acquitter le coupable, après avoir patiemment déconstruit tout ce que la première saison avait imprudemment avancé comme preuves, c’est bien le village entier qui se fait justice lui-même, sans violence et dans le bannissement du coupable ; alors que Mare est bien seule, ne pouvant compter que sur sa famille rapprochée.
dernière mise à jour : 20/10/2021
Texte remanié d’une chronique proposée dans Intersaison n°3, le podcast de Saison.