Le pari d’En thérapie, nous mettre sur le divan!

par Emma SCALI, 24 novembre 2021

Analyse d’une « psy-doctor »

Parce que je suis psy et scénariste, il ne m’était pas possible de ne pas évoquer En thérapie, qui a clairement le mérite, selon moi, de démocratiser la psychothérapie ; au point que plusieurs de mes patients m’en ont parlé dans le cabinet ! Autant dire que je n’ai pas échappé au succès de la série d’Eric Toledano et Olivier Nakache, bien au contraire !

Si le programme ne m’était pas étranger – j’avais dévoré les trois saisons de In Treatment que j’ai trouvée puissante parce que proche de ce qui se passe parfois dans le cabinet –, je sais qu’En thérapie a été une révélation pour beaucoup qui se posaient des questions : à quoi ça ressemble une séance avec un psy ? Il/elle parle ? On reste assis ou on s’allonge sur un divan ?

Alors, qu’en est-il réellement ? Une psychothérapie, ça se passe vraiment comme ça ? Le ou la psy va-t-il vraiment lui aussi voir un « contrôleur » quand ça ne va pas bien ? Et l’amour entre un(e) thérapeute et un(e) patient, possible ou pas possible ? Autant de questions auxquelles je vais tenter de répondre…

Le danger du transfert

Si la série ne reflète pas telle quelle la réalité d’une séance de thérapie (et pour cause, une consultation dure entre 45 minutes et une heure en général), elle rend compte du lien entre le psy et celui/celle qui vient au cabinet. Elle donne à voir l’essence de ce qui peut se passer dans la relation. Toute proportion gardée bien sûr, car ce qui se noue entre Philippe Dayan et Ariane, par exemple, cette relation amoureuse est interdite. En tout cas, le passage à l’acte est interdit. C’est une question de déontologie. Aujourd’hui du moins ; car l’histoire a connu de grands psychanalystes qui ont eu des relations amoureuses et sexuelles avec leurs patientes.

Mais de nos jours cette possibilité de relation est exclue. Pourquoi ? A cause du « transfert ». Ce qui se joue pour Ariane ici dans la relation avec Philippe est un transfert : elle projette sur lui ses fantasmes, son besoin de sécurité, etc. Il est très difficile de faire la part de ce qui appartient vraiment à Philippe et ce qui appartient à son statut de thérapeute (de figure de père bienveillant, d’amoureux potentiel, de frère, de collègue, etc.). Évidemment Philippe lui-même peut être soumis à un contre-transfert amoureux, comme on le voit ici. Les psys ne sont pas des robots, ce sont des humains désirants. Toutefois, il est important – et c’est tout l’enjeu du travail avec sa superviseure incarnée par Carole Bouquet – de bien comprendre que ce n’est peut-être pas de lui qu’Ariane est amoureuse mais de l’image qu’il lui renvoie. Alors bien sûr, si le transfert amoureux existe, il n’est pas si fréquent d’une part ; et surtout la façon dont Dayan se rend chez Ariane est très discutable, sur un plan psy. Beaucoup moins sur un plan dramaturgique, car cela augmente le conflit ! Donc d’un point de vue de scénario, c’est une excellente idée. Cependant – et c’est un avis très personnel – je trouve que cela marche mieux dans la version américaine. Étrange ! « Pourquoi », me suis-je donc demandé ?

Lorsque Laura, dans In Treatment, arrive chez son thérapeute Paul Weston, elle est en larmes. Aucun mot n’est échangé. Juste des larmes, un torrent de larmes… Plus tard, elle lui demande une couverture et s’allonge, puis s’excuse, avant de se relever. La jeune femme a mal au ventre au point d’avoir envie de vomir. Que se passe-t-il ? Laura n’ose pas dire ce qu’elle ressent ; ce qui attise son désir. Il y a chez elle, en même temps, quelque chose d’assez théâtral, avec sa petite robe, son maquillage qui a coulé juste comme il faut, son décolleté… On a envie de la consoler et en même temps, on la trouve belle et sexy. Tout cela est une mise en scène inconsciente pour séduire son psy. Or ça marche. On voit bien comment le transfert amoureux se met en place. L’amour est encore plus beau puisqu’il est interdit, impossible : « je n’ai pas le droit de l’avoir lui, donc c’est lui que je veux ». Le désir s’active avec une dimension romanesque. Laura se vit dans ce qu’elle (se) raconte. En faisant cela, elle se met en scène et espère être l’élue.

Le personnage d’Ariane, lui, est plus direct, plus provoquant plus intrusif, plus « état-limite » que névrosé[1], à mon sens. Elle cherche aussi à séduire mais dans quel dessein ? Comme je l’ai évoqué plus haut, Laura arrive en robe hyper sexy : elle en joue. Elle teste. On peut imaginer qu’elle a été victime d’attouchements ou de viol, lorsqu’elle était plus jeune. Abusée par son père ou une figure paternelle (grand-père, oncle, etc.) probablement, d’où le transfert sur le psy, qu’elle « teste » inconsciemment pour vérifier si elle n’est pas en danger avec lui. Le dernier épisode avec Gina, la superviseure de Paul, à la fin de la saison 1 d’In Treatment, évoque la thérapie réussie de Laura. Pourquoi « réussie » ? Parce que Paul s’est enfui de chez sa patiente : il n’a pas abusé d’elle. Rattrapé lui-même par son inconscient et sa propre hystérie : car Paul est un beau personnage hystérique. Il est séduit par sa patiente et au fond, il cherche à la séduire ; mais face à elle, il est dans l’incapacité réelle de lui faire du mal, d’abuser d’elle. Il panique. Il n’est donc pas pervers, comme le père de Laura l’était probablement. Désormais la jeune femme va pouvoir enfin avoir confiance dans les hommes. Bien sûr, tous ces éléments sur l’abus de Laura ne sont pas présentés : je ne fais que les présupposer, mais ils transpirent, dans son attitude et son besoin absolu de séduire car il semble qu’elle ne connaisse pas de rapports sains ; ce que Paul, malgré ses failles certaines, va lui permettre d’entrevoir.

Laura Hill (Melissa George) dans In Treatment

Pour En thérapie, on est aussi dans une dynamique potentiellement hystérique mais avec la pulsion de vie à l’œuvre : Ariane dit à son psy ce qu’elle éprouve car elle a eu peur pour lui, à cause des attentats. Elle est guidée par sa pulsion de vie, tendue entre eros (pulsion vitale) et thanatos (pulsion de mort). C’est peut-être ce que les auteurs auraient pu/dû élaborer davantage en partant sur les attentats et qui fait que cela me semble un peu plaqué ou biaisé. Et que ça marche moins, me semble-t-il, dans l’adaptation française. Alors qu’il y a un vrai sujet. Eros/thanatos.

Pour aller au bout de la problématique du personnage d’Ariane[2], qui est celle du sauveur, la question à se poser est : qui veut-elle sauver ? Elle-même ? Son père ? Bien sûr, il y a une problématique de désir chez elle mais Ariane est davantage mue par un évitement de la mort, ou une volonté de défier la mort. On pourrait se demander si ce personnage n’est pas dans la toute-puissance : elle est chirurgienne au moment des attentats. Elle se rend à l’hôpital pour y sauver des gens alors qu’on ne l’a pas appelée, mais parce qu’elle suppose qu’on va le faire. Elle anticipe. Elle prévoit et imagine qu’elle va être essentielle. Au fond, Ariane me semble présenter un versant pervers plus fort que Laura, qui est ultra vulnérable. Laura teste un homme, son thérapeute, pour être sûre qu’il existe, peut-être au moins un homme au monde qui n’abusera pas d’elle. Elle n’a pas résolu son Œdipe et est en quête d’amour. Ariane, elle, cherche à sauver le monde ou à défier la mort. Mais dans ce cas, ne devrait-elle pas être bien plus dévastée par la mort d’Adel Chibane, lorsqu’elle l’apprend ? Pourtant, lorsqu’elle se rend aux funérailles et ne semble pas si affectée. A moins d’être perverse et de jouir de la destruction qu’elle provoque ? Ce qui n’est pas impossible. Et qui expliquerait éventuellement le manque d’empathie qu’elle suscite chez moi, là où Laura me touche… C’est étonnant ; car ces deux personnages sont deux variations d’une même personnalité. Mais là où Laura penche à mes yeux du côté de la névrose hystérique, Ariane, elle, pourrait tendre vers la perversité. Je me demande même si la démarche d’Ariane, dans sa toute-puissance, ne viserait pas à mettre son thérapeute en échec pour prendre le dessus sur lui, et le détruire : qui sait ? D’un côté, une fascination pour la destruction ; de l’autre, une quête de rencontre… avec une Laura, qui découvre la possibilité d’être aimée… sans être abusée. Et c’est peut-être cela qui la rend plus attachante à mes yeux.

Un psy sur le fil

Après il y a aussi toute la question de la réalisation : la série américaine est moins bavarde, moins explicative. Elle met en scène les personnages en les filmant plus près, dans des silences. Or la thérapie, c’est cela aussi. Du silence. Ce qui se joue dans les silences et les non-dits. Enfin, Paul Weston est psychothérapeute, avec une approche intégrative. Alors que Philippe Dayan est psychanalyste d’obédience lacanienne. Leur formation est différente. Si tous deux travaillent sur le lien, leurs outils sont un peu particuliers. Et cela joue dans le traitement des épisodes. Mais aussi des patients. Philippe est pédagogue et en position malgré tout de « sachant », là où Paul me semble plus « avec » ses patients. Là encore, c’est une vision très personnelle, mais qui me rend Paul plus proche de moi et de mon approche. Ceci étant tous dceux tâtonnent, cherchent, et se trompent aussi. Ce qui rend bien compte de l’art de la psychothérapie. Ce n’est pas une science exacte, mais une clinique ; ce qui peut expliquer aussi les conflits qui surgissent. Ceci étant, la violence des patients envers leur thérapeute (nécessaire à la dramaturgie) – même si elle existe – est tout de même moins fréquente dans la réalité. Dans la pratique, il y a bien sûr des résistances de la part des patients, qui sont autant de mécanismes de défenses et des conflits émergent, mais la plupart d’entre eux trouvent dans le cabinet un espace d’écoute et de bienveillance, qui leur permet de déposer les armes et d’apprendre à s’appuyer sur quelqu’un en toute sérénité. 

Au fond, la difficulté pour le thérapeute, qui travaille en libéral (comme ici, et qui n’accompagne donc pas des personnes internées) le plus souvent ne réside pas tant dans l’agressivité que ses patients peuvent avoir à son égard que dans ses propres contre-transferts. Car la vie d’un psy peut aussi être mouvementée, comme on le voit bien dans la série. La difficulté réside alors dans l’impact des histoires entendues sur la sienne et inversement. Étant donné que le psy est son propre outil, il est, de fait, toujours sur le fil. Comme un funambule. Dans le cabinet, j’utilise mes propres expériences dans un but de transformation ou parce qu’elles résonnent avec le patient. Et en même temps tout le travail consiste aussi à ne pas projeter sur les patients sa propre histoire. Si l’on vit soi-même un deuil et qu’un de nos patients en traverse un, cela résonne forcément. Le patient éprouve des émotions, et le thérapeute en éprouve également… Tout l’enjeu réside dans le fait de faire la part des choses entre sa propre histoire et celle qui nous est racontée et donnée à voir. C’est ce qui fait de la thérapie un « travail sur soi » : ça brasse. Le patient et le thérapeute. Or cela est très bien montré dans En thérapie :il n’est pas toujours facile de garder son sang-froid ou de ne pas prendre parti. D’où l’intérêt d’aller voir un superviseur ou contrôleur, qui, à son tour peut analyser les résistances du thérapeute, dans l’exercice de sa pratique. La supervision offre un espace de liberté dans lequel le psy peut partager les difficultés auxquelles il est confronté et ainsi se ressourcer.

Paul Weston (Gabriel Byrne) toujours dans In Treatment

Or on peut désormais aussi retrouver la ressource devant son petit écran. On pourrait imaginer que se plonger dans En Thérapie ou In Treatment, ce serait du boulot pour un psy… eh bien pas tout à fait ! Ça ouvre un autre espace. Un espace de plaisir. Jubilatoire. Bien sûr, on saisit les écueils, notamment thérapeutiques, et ils nous renvoient à ce qui est à éviter dans la pratique, mais la série permet de prendre du recul, de mettre de la distance et de porter un regard amusé et tendre sur ce que nous faisons. Évidemment, cela ne correspond pas exactement à la réalité (et heureusement !) mais la fiction joue son rôle de catharsis. Et c’est assez jouissif ! Sans compter que la série a le mérite de familiariser le public avec la psychothérapie, en la démocratisant ; ce qui, à notre époque, en période de covid et de confinement, est, à mon sens, une très bonne chose, car les gens souffrent du contexte et la série leur ouvre une perspective sur la possibilité d’être accompagné.

Finalement, si le pari d’Hagai Levi[3] et d’Eric Toledano et Olivier Nakache de créer aujourd’hui une série qui tourne autour de deux personnages, enfermés dans une pièce et qui ne font que parler, était osé. Il est gagné, haut la main !


[1] La névrose, la psychose et l’astructuration « état-limite » correspondent au trois grandes « structures » définies en psychopathologies auxquelles s’ajoutent les maladies mentales. Il existe plusieurs types de névroses, de psychoses, etc. Mais ces trois grands modes de fonctionnement évoquent la façon dont l’individu se configure par rapport au monde et aux autres : le névrosé est traversé par la question de l’Autre comme mystère et objet de désir et de souffrance ; le psychotique se vit comme morcelé dans un rapport d’angoisse par rapport à l’Autre qui lui fait peur et qu’il ne conçoit pas comme un Tout particulier, puisque lui-même se vit de façon fragmentée ; et chez les états-limites, c’est la question de la limite qui est au centre : ils vivent souvent les autres comme un prolongement d’eux-mêmes, ce qui en même temps les nie d’une certaine façon.

[2] Le choix du prénom de la patiente est très intéressant : Ariane est la sœur de Phèdre qui aide Thésée à sortir du labyrinthe du minotaure mais ce dernier choisit Phèdre comme épouse et l’abandonne sur un rocher, d’où la blessure d’Ariane : une blessure de rejet et d’abandon.

[3] Hagai Levi est le créateur de Be Tipul dont In treatment et En thérapie sont des adaptations.

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