Westworld, labyrinthe de l’esprit, de Jérôme Bloch
par Hélène Breda, le 3 mars 2023
Recension de : Westworld, labyrinthe de l’esprit de Jérôme Bloch (éd. Atlande, 2022)
Fleuron de la chaîne à péage HBO, la série Westworld, lancée à l’automne 2016, offre bien des défis herméneutiques. Cette variation sur le thème classique de l’Intelligence Artificielle et de la rébellion d’androïdes contre leurs créateurs humains charrie des réflexions sur la notion philosophique de conscience, le libre arbitre, le consumérisme, la société du « tout-divertissement »… Face à un foisonnement qui confine parfois à l’hermétisme, Jérôme Bloch propose, dans la première monographie en français sur l’œuvre, de guider son lectorat dans le « labyrinthe de l’esprit » qu’elle déploie au cours de ses trois premières saisons (elle en compte désormais une quatrième et ultime). Il y tricote une interprétation érudite en croisant des considérations génétiques, génériques, formelles, structurelles et thématiques.
L’une des vertus du texte de Jérôme Bloch est sa propension à resituer Westworld, dans un maillage de références (pop-)culturelles. Il rappelle son ascendance transmédiatique : il s’agit en effet d’une double-adaptation, d’un film de 1973 d’abord (éponyme en anglais, et dont le titre a été traduit en français par Mondwest) et de son sequel Futureworld (1976), puis d’une première version télévisuelle, Beyond Westworld (1980). Le Westworld de 2016 est ainsi abordé d’entrée de jeu comme une série-palimpseste et autoréflexive. L’approche intertextuelle ne s’arrête pas là : au fil des chapitres, l’auteur convoque maintes références cinématographiques, faisant dialoguer son objet d’étude postmoderne avec Matrix (autre métaphore de la notion de « simulacre » baudrillardienne), Psychose, Jurassic Park, La Liste de Schindler ou encore Shining, pour n’en citer que quelques-unes. Sa parenté avec Inception de Christopher Nolan est mise en exergue, pour des raisons à la fois thématiques (la place accordée aux rêves, les mondes enchâssés les uns dans les autres) et génétiques : Jonathan Nolan, qui a co-créé Westworld avec Lisa Joy, n’est autre que le frère du réalisateur sus-cité.
C’est donc avec une perception fine de la place de la série dans le paysage audiovisuel que Jérôme Bloch s’en saisit. Il fait le choix de structurer son analyse selon trois grands axes : narratologique, mythographique et psychanalytique. Bien que ce triptyque dicte le découpage du livre, le développement du texte révèle leur perméabilité et leur complémentarité.
Complexité narrative
La symbolique du labyrinthe, motif récurrent dans la diégèse de l’œuvre, trouve un écho dans sa construction narrative même. Jérôme Bloch en propose dans sa première partie une « cartographie » en suivant deux guides : Aristote et Shakespeare.
La Poétique est prise comme matrice pour examiner la structure ternaire « classique et fractale » de Westworld en variant les jeux d’échelles (épisode, saison). L’auteur raisonne ainsi en termes d’« Actes », toujours au nombre de trois selon le modèle aristotélicien. Les révélations choquantes (twists/coups de théâtre) constituent des moments de « climax » dans la narration. La série en compte plusieurs ; le premier (en fin de saison 1) réside dans le fait que ce que l’on prenait pour une intrigue linéaire, chronologique, était en fait soumise à un habile jeu de déconstruction de la temporalité du récit. Les personnages de William et de l’Homme en noir, que l’on pensait distincts, s’avèrent être le même individu à 30 ans d’écart. Le thème de la dualité, traversant l’œuvre et cher à l’auteur, caractérise ainsi à la fois les protagonistes (Bloch rappelle qu’ils sont nombreux à avoir plus d’un nom) et le récit. D’autres pans de l’analyse creusent la question de la « stratification temporelle » complexe du monument postmoderne qu’est Westworld. L’examen de dialogues, de citations, de choix de plans ou de montage vient étayer la démonstration de l’essayiste. La filiation que Bloch établit par ailleurs entre les pièces shakespeariennes et son propre objet d’étude (où les personnages citent le Barde à l’envi) réside en particulier dans la caractérisation des personnages. Bloch voit en eux, notamment Dolores, des héros et héroïnes tragiques dépassés par leur destinée. Tout au long de son ouvrage, l’auteur mène des comparaisons du scénario avec celui d’œuvres antérieures pour mettre au jour toute sa richesse : les pièces shakespeariennes côtoient – nous le verrons plus loin – les mythes grecs, les récits bibliques, la poésie de Dante ou encore la pensée de Mircea Eliade (dont le « mythe de l’éternel retour » est une clé pour comprendre les boucles temporelles que subissent les androïdes dans le parc).
Si les inspirations littéraires de Bloch servent bien sa démonstration, il peut néanmoins sembler curieux qu’il ait tout-à-fait délaissé les nombreux travaux de narratologie des dernières décennies consacrés aux spécificités de la « complexité narrative » des séries télévisées (ceux de Jason Mittell notamment, pour ne citer que lui). De la même manière, l’on s’étonne qu’il affirme que le principe du twist, très présent au cinéma, soit difficile « à identifier sur le territoire, pourtant en constante expansion, de la sérialité audiovisuelle », parce qu’il ne « sié[rait] qu’à des intrigues bouclées » (p. 58). C’est faire ici l’impasse sur tout un corpus d’œuvres feuilletonantes qui, depuis les années 2000, usent du procédé pour reconfigurer leurs systèmes narratifs internes, en particulier à la charnière entre deux saisons. Pensons à l’exemple canonique de Lost [1] qui, comme Westworld, fait reposer son twist de fin de saison 3 sur un jeu dans sa construction temporelle (ce que l’on prenait pour des flashbacks s’avèrent être des flashforwards). Par ailleurs, les twists lors desquels des personnages qui se croyaient humains découvrent être des androïdes ne manquent pas d’évoquer celui de la fin de la troisième saison de Battlestar Galactica (version 2004), autre série de science-fiction traitant de l’Intelligence Artificielle et de la possible conscience d’êtres robotiques. Il est bien sûr compréhensible que Bloch ait dû faire des choix quant aux outils mobilisés dans le cadre de ses analyses. Toutefois, l’absence de toute référence à la notion de « complexité narrative » le prive dans le même temps de celle, connexe, de quality TV (entendue ici non tant comme une catégorie réelle et clairement définie que comme un argument marketing). L’auteur qualifie à plusieurs reprises Westworld de série « de prestige » voire « élitiste », sans jamais la resituer explicitement dans cette tradition d’une télévision dite « de qualité » sur laquelle HBO fonde son « exception culturelle » depuis la fin des années 1990. Cela aurait été d’autant plus pertinent qu’une autre prétention de la quality TV est d’inscrire les séries qui s’y rattachent dans le champ de l’« art légitime » en y injectant des références à la Culture « avec un grand C » – ce que Bloch n’a de cesse de faire dans son livre, notamment à travers sa lecture mythographique de Westworld.
Mythographie
Les lettres de noblesse qu’attribue Bloch à son objet d’étude tiennent notamment à l’interprétation qu’il en fait par le prisme de mythologies antiques, grecque d’une part, biblique de l’autre. Ce réseau de références lui offre des grilles de lecture pour analyser à la fois la caractérisation des personnages, la structure de l’histoire et le symbolisme de l’œuvre.
L’auteur voit ainsi dans la saison 1 la fusion de deux des plus célèbres légendes de la Grèce antique : celle de Thésée et celle d’Œdipe. Deux sections du livre comparent tour à tour le scénario de Westworld avec le déroulement de ces mythes, préalablement rappelés au bon souvenir des lecteurs. La thématique omniprésente du labyrinthe rend évident le rapprochement avec les aventures de Thésée. Dans la série, le parc gigantesque sur le thème du Far West se substitue au dédale conçu par l’architecte éponyme (dont le Dr Ford, incarné par Anthony Hopkins, serait un équivalent). Bloch identifie à partir de là, outre le motif de la quête vers le centre, une « série d’événements tragiques similaires » (p. 106) : échec de la relation sentimentale, suicide d’une jeune femme, mort d’un vieil homme proche du héros. Si les liens qui unissent les deux récits peuvent paraître, vus de l’extérieur, quelque peu ténus, l’auteur évoque par ailleurs certaines rimes sémiotiques entre les deux : le fait, par exemple, que le personnage de William tue un homme arborant un masque de taureau, animal par ailleurs présent sous une forme androïde dans l’œuvre.
Dans la même logique comparatiste inspirée des études littéraires, Bloch voit dans le mythe d’Œdipe la « colonne vertébrale » de la saison 1 de Westworld, entre autres parce que tous deux prennent en charge le thème déjà évoqué de la dualité, celui du déterminisme (p. 115) et celui de la quête d’identité (p. 121). L’essai mobilise par ailleurs un référentiel biblique. C’est en particulier l’histoire de Moïse qui fait l’objet d’un rapprochement univoque avec l’orientation de la saison 2. Comme lui, l’androïde Dolores est le fruit d’une « double filiation », puisqu’elle a un père « adoptif » (robotique) dans le parc et un père-créateur à l’extérieur. De manière plus significative encore, elle doit sauver le « peuple » des cyborgs en les menant vers la « Vallée Lointaine », une autre « Terre Promise ». La résonance entre les deux histoires se matérialise visuellement, comme le démontre Bloch (pages 132 à 136), images à l’appui. Ainsi, les hosts rejouent l’Exode, et la brèche qui se déchire entre deux plans ontologiques pour les mener vers le « paradis » est une autre ouverture de la Mer Rouge. L’illustration par des photogrammes de ces péripéties, situées à la fin de la saison 2, réaffirme le caractère palimpsestique de Westworld : ce n’est pas seulement la Bible qui vient à l’esprit dans ce passage, mais également ses adaptations cinématographiques que Bloch ne manque pas de rappeler, Les Dix Commandements au premier chef. Une strate culturelle supplémentaire s’ajoute à cet empilement déjà bien fourni, puisque l’auteur renvoie par la suite à la Divine Comédie de Dante Alighieri, œuvre médiévale qui entremêle elle-même des éléments issus des croyances gréco-latines et judéo-chrétiennes. Vu sous cet éclairage, le labyrinthe de Westworld devient une transposition des cercles de l’Enfer traversés par Dante et Virgile…
Pour asseoir son analyse mythographique, Bloch se réfère non seulement à la construction narrative de la série, mais également à la caractérisation de ses personnages. Ceux-ci, bien sûr, ne sont pas des doubles stricts des héros mythologiques ou bibliques. L’auteur s’adosse à la notion double de « synchrétisme » et « dé-syncrétisme » pour rendre lisibles les reconfigurations à l’œuvre dans Westworld. Le premier terme consiste à « rassembler des attributs ayant trait au physique, à la psychologie et au parcours de personnages issus de plusieurs récits différents en vue de construire une figure “inédite” » (pages 116-117). Si nous avons déjà vu le rapprochement opéré entre Moïse et Dolores, celle-ci tient également – selon Bloch – d’Œdipe, de Hamlet, etc. Ford serait tout à la fois le double de Dédale, du Dieu créateur des grandes religions monothéistes, du Sphinx ou encore du Virgile de fiction qui guide Dante dans son périple. En contrepoint, le « dé-synchrétisme » désigne la distribution des traits d’un personnage donné entre plusieurs entités d’une autre œuvre. Parmi les exemples proposés par l’essayiste, le poète-guide Virgile s’incarnerait à la fois en Ford (figure de mentor septuagénaire), mais également en Elsie, qui protège Bernard de manière récurrente et est témoin de ses évanouissements répétés, semblables à ceux de Dante dans la Comédie…(pages 162-163).
L’approche de Bloch vise ainsi à mettre en lumière le caractère multiréférentiel et composite du scénario de Westworld comme de ses protagonistes. Le faisceau de références qu’il mobilise et la diffraction des esprits sont mis à profit pour étayer, dans sa dernière partie, ses hypothèses de lecture psychanalytique.
Psychanalyse
L’auteur du Labyrinthe de l’esprit postule que la série serait « un iceberg narratif aux implications psychanalytiques déterminantes pour l’appréhension de l’œuvre » (page 112). Il s’inscrit, de fait, dans une tradition prolixe d’études filmiques au travers de théories freudiennes. Ces dernières sont loin de faire l’objet d’un consensus scientifique et peuvent être vivement critiquées ; Bloch n’omet pas de mentionner des résistances et rejets (p. 201), tout en présentant une adhésion forte à ces thèses. Ce volet de l’analyse est intéressant, quand bien même l’on ne partage pas les certitudes de l’auteur, en ce qu’il montre comment les modèles et concepts psychanalytiques irriguent notre socle culturel commun et peuvent influencer la création artistique, au même titre que les grands mythes antiques.
Le dispositif psychanalytique même serait métaphoriquement figuré dans Westworld : dès l’épisode pilote, l’« entretien » entre l’androïde Dolores (assise sur une chaise) et son créateur évoque une séance d’analyse (le terme est d’ailleurs prononcé), d’autant que la notion de « rêve » est au cœur de la conversation. Vu sous cet angle, les androïdes sont donc des patients, leurs créateurs leurs thérapeutes. La question de l’Intelligence Artificielle est, plus largement, retravaillée ici à partir des concepts freudiens de conscient/inconscient/subconscient. Cela suppose que les robots mis en scène aient une « vie psychique similaire à celle de l’être humain », hypothèse accréditée par Bloch. Partant, les personnages de Westworld, de chair comme synthétiques, se trouvent recaractérisés par un niveau supplémentaire d’analyse, d’obédience freudienne. L’auteur voit par exemple en Caleb (humain) un individu névrotique et dépressif ; Dolores (androïde) serait à la fois névrosée et psychotique (pages 206-207). Dans les deux cas, cette condition est imputée à une « scène traumatique », autre motif incontournable en psychanalyse.
En lien avec ce qui précède, la question du « refoulement » serait prise en charge non seulement par l’histoire de la série, mais également par le symbolisme de sa mise en scène. Bloch s’attarde en particulier sur le motif du sous-sol et des descentes en ascenseur, vu comme une métaphore de l’accès au subconscient.
La dernière partie de l’ouvrage procède ainsi à une étude des personnages fondée sur leur pathologisation : la fragmentation de l’esprit de certains d’entre eux est lue comme un dédoublement de personnalité schizophrénique. De fait, les androïdes entendent des voix, ont des hallucinations, voire se parlent à eux-mêmes (Dolores encore). Bloch rapproche le phénomène de la notion d’« esprit bicaméral » développée par le chercheur étatsunien Julian Jaynes, qui donne d’ailleurs son titre au finale de la saison 1 de Westworld. Cette lecture de la série met en exergue la manière dont, comme dans beaucoup d’autres œuvres, la « maladie mentale » et la « folie » servent de justification stigmatisante aux comportements agressifs et destructeurs de ses personnages – ce dont l’auteur ne se distancie pas.
L’analyse mythographique que proposait Bloch dans la partie précédente trouve des échos dans celle-ci. Le développement de certains protagonistes est reconsidéré à la lumière des « complexes » freudiens calqués sur certaines légendes : celle d’Œdipe et celle d’Electre. Tirant sur ce fil, l’auteur place Caleb, Dolores, William/l’Homme en noir ou encore Charlotte dans des configurations de « trios œdipiens », en s’appuyant par exemple sur l’absence d’un des parents (le père de Caleb, la mère de Dolores), dans laquelle il voit une annihilation qui laisse le champ libre pour une relation exclusive avec le parent restant. Suite logique du raisonnement : les rapports des personnages concernés avec certains de leurs proches tiennent, selon lui, de l’inceste. S’il s’agit d’une clé de compréhension possible, elle n’est cependant pas concrètement étayée par la série. Dès lors, il est un peu regrettable que l’essai cherche à imposer une clôture du sens de l’œuvre en affirmant catégoriquement, par exemple, que certaines répliques (du fils de Charlotte) « se prêtent, sans nul doute possible, à une lecture incestueuse » (p. 224) ou que « [l]e sens à conférer à cette intimité de type libidinal [entre Dolores et son créateur Arnold] ne souffre donc d’aucun débat : il faut y lire un rapprochement incestueux entre une ‘fille’ et son ‘père’ » (p. 225) (je souligne). D’autres registres d’analyse peuvent très bien s’y substituer, de type socio-politique par exemple.
*
Avec Le Labyrinthe de l’esprit, Jérôme Bloch met ainsi son érudition au service d’une œuvre qui l’enthousiasme. Dans le cadre qu’il s’est donné, structuré par trois axes dont les ramifications s’entrecroisent, il déploie un raisonnement foisonnant dont la mécanique fonctionne bien. Les références qu’il convoque pour étayer son propos sont innombrables et ouvrent moult perspectives pour qui souhaiterait creuser encore davantage l’étude du Westworld d’HBO. Si certaines affirmations de l’auteur peuvent paraître tranchées et sujettes à discussion, l’on espère qu’elles trouveront des interlocuteurs également passionnés au sein de son lectorat.
[1] Rapprochement d’autant plus évident que J. J. Abrams, créateur de Lost, est producteur exécutif de Westworld…